L'emprise semblait ne jamais pouvoir se desserrer. Désiré et Brigitte ne s'alimentaient même plus. Leurs doigts ne ressentaient plus aucun frisson au toucher de leurs peaux. L'héroïne leur avait tout volé, l'appétit, le sommeil, les étreintes. Elle les avait renvoyés chacun vers un plaisir intérieur, inaccessible. La vie n'était plus qu'une course vaine, perpétuelle, contre les effets du manque, une course perdue d'avance.
J’ai souvent essayé d’imaginer la confusion des sentiments que l’arrivée d’Emilie a dû susciter au sein de la famille, le mélange d’une joie sincère et d’une inquiétude immense. Serait-elle porteuse du virus de ses parents ? La maladie allait-elle la toucher ? Que pouvaient-ils bien en savoir, alors que les médecins eux-mêmes étaient incapables de répondre de manière certaine à ces questions ?
J’ai beaucoup de mal aujourd’hui à voir mon père autrement que traversé par cette tourmente. Il ne pouvait pas se réjouir de la naissance de sa première nièce sans se faire du souci pour son avenir. Comme s’il avait toujours su le destin contrarié de cette existence nouvelle. On n’est pas censé assister à la mort de ceux qu’on voit naître. Peut-être avait-il compris. Nous étions condamnés. Condamnés à lui survivre, à leur survivre à tous les trois. Cette idée devait lui être d’autant plus insupportable qu’il avait appris à toujours garder ses sentiments pour lui. Il n’avait jamais rien dit à personne au sujet de la toxicomanie de son frère, de sa maladie, de son choix d’avoir un enfant. Il n’allait probablement pas commencer maintenant. Ma mère, quant à elle, cherchait à savoir, à comprendre, à travers les journaux, la télévision et quelques livres encore trop rares. Elle voulait trouver une raison d’espérer.