« Tout artiste est coupable, jusqu’à preuve du contraire ». S’il y a une chose que je retiens de l’éminent critique musical Lester Bangs, c’est bien cette maxime, et aucun artiste ne saurait y échapper, quand bien même cet artiste s’appellerait Debussy et quand bien même fêterions-nous en ce moment même le 150ème anniversaire de sa naissance. N'ayant jamais écouté avec attention son oeuvre et n'ayant quasiment rien lu sur lui de toute ma vie, il était temps que je me penche sur le cas de ce célèbre compositeur français. La publication d'une biographie signée Ariane Charton était l'occasion parfaite.
Avouons-le tout de même en introduction : je ne connais rien de ce compositeur français, comme je ne connais rien d’ailleurs de la musique classique en général. J’aime Schönberg certes, la faute à un professeur de faculté qui m’avait raconté – à moi qui avais les yeux et les oreilles scotchés sur Dylan et ses affrontements électriques avec ses fans- la façon dont Schönberg avait dû affronter son public sans jamais faire de concessions, sans jamais rien altérer de son art et de sa vision. J’aime également Gustav Mahler mais, à vrai dire, l’ai-je jamais vraiment écouté ? Oui, J’ai voulu l’aimer, assez tôt, pour avoir entendu tant de gens et d’artistes que j’aime et dont j’admire l’œuvre en dire le plus grand bien. Ce que j’ai entendu sur Mahler était si beau, si sublime, ce que les gens y trouvaient dans chacune de ses partitions semblait si précieux et si bouleversant que j’ai prétendu, moi aussi, y trouver les mêmes trésors. C’est de la bouche ou de la plume de John Cale, un des Dieux les mieux placés dans mon panthéon personnel, que j’ai, je crois, entendu en premier son nom et par la même découvert son existence. Et de John Cale, fut un temps où j’aurais aimé jusqu’à la marque de ses clopes.
Vous aurez compris que la musique classique, quel que soit le drapeau qu'elle porte et les mouvements qu'elle représente n’a jamais vraiment été faite pour moi et moi-même je n'ai jamais été fait pour elle, malgré quelques connexions évidentes entre nous. Alors, Roll Over Debussy ?
La biographie ou l'art de faire parler les sources :
Dans une conférence sur le genre biographique au Trinity College en 1928, André Maurois présentait ainsi le biographe moderne : "Le biographe moderne, s'il est honnête, s'interdit de penser : "Voici un grand roi, un grand ministre, un grand écrivain ; autour de son nom a été construite une légende; c'est cette légende, et elle seule, que je souhaite exposer." Non. Il pense : "Voici un homme. Je possède sur lui un certain nombre de documents et de témoignages. Je vais essayer de dessiner un portrait vrai. Que sera ce portrait ? Je n'en sais rien. Je ne veux pas le savoir avant de l'avoir achevé." (Maurois André, "Aspects de la biographie", Voltaire, Les Cahiers rouges, Grasset, 2005 , p. 128 )
Si je ne suis pas tout à fait certain qu'André Maurois ait jamais vraiment appliqué ce conseil à lui même, on retrouve dans cette biographie de Debussy la volonté de l'auteur de laisser directement les sources parler et apporter leurs vérités et leurs opinions sur Debussy. Comme elle l'avait fait auparavant pour sa biographie d'Hortense Allard, "Marie d'Agoult, une Sublime Amoureuse ", Ariane Charton laisse une nouvelle fois parler en premier lieu les personnes qui ont connu Debussy ainsi que Debussy lui-même à travers de larges extraits de correspondances judicieusement choisis. Ce choix de l'auteur d'en venir directement à la source et de multiplier les points de vues pourra peut-être décourager certains amateurs de biographies courtes et incisives mais ravira tous ceux qui voudront avoir le portrait le plus complet et le plus "vraisemblable" de Debussy.
Une personnage vivant :
Laisser parler les sources ne signifie pas s'effacer pour autant et on retrouve dans cette biographie la style d'Ariane Charton et le regard passionné qu'elle porte sur ses sujets. Elle n'abstient pas de commenter certains évènements ou certaines postures de Debussy. De même, le sujet, Debussy, n'est pas un cadavre disséqué froidement le long de quelques mornes pages, c'est au contraire un personnage vivant dont l'auteur sait parfaitement retranscrire l'âme hautement tourmentée. Là encore, saluons le choix des lettres et extraits proposés par Ariane Charton. (c.f. en citation, les mots de Debussy lui-même).
Portrait d'un avant-gardiste :
Le trait le plus fascinant de ce portrait reste pour moi -c'est une constante chez moi- la manière dont Debussy veut à tout prix conserver son intégrité. Tous les chanteurs, auteurs, compositeurs ou cinéastes que j'aime partagent ceci : même devant les hués, ils ne reculent pas et ne sacrifient pas leur idée de l'art. Alors qu'il se faisait huer par une partie de ses fans et alors qu'on le traite -sur scène- de traître et de "Judas", Dylan ne vacilla pas une seule seconde et continua de proposer ce qu'il avait envie de faire et que personne n'avait encore jamais fait ni entendu dans la musique des années 1960 : "Quelque chose qui tienne le coup face aux tableaux de Rembrandt."
J'ai retrouvé cet esprit admirable dans la présente biographie de Debussy. Les mauvaises critiques ne comprennent pas les nouvelles approches musicales apportées par Debussy ("Une oeuvre constamment insupportable " pendant les quatre premiers actes. ... Un tel art est malsain et néfaste" (p.192) ou encore : "Le rythme, le chant, la tonalité, voilà trois choses inconnues à M. Debussy et volontairement dédaignées par lui. Sa musique est vague, flottante, sans couleur et sans contours, sans mouvement et sans vie. (p. 193) ), mais ce dernier s'en moque et surtout ne concède rien. Mieux, en individualiste désireux de garder sa liberté la plus totale, il va jusqu'à se désolidariser de ses soutiens qui le "tuent" (p. 198). Sa seule voie est dans celle qu'il se trace lui-même, pas dans celles qu'on lui conseille.
Et des polémiques, il y en a eu pourtant pour un artiste qui se débarrassait sans grande manière de nombreux codes musicaux de l'époque. La Mer, oeuvre orchestrale considérée comme un chef-d'oeuvre absolu aujourd'hui a été accueilli autant par des sifflets et des insultes que par de vigoureux applaudissements. Voici ce que déclara Debussy à la suite de la première représentation : "Il est curieux que le fait d'assembler des sons le plus harmonieusement possible donne comme retentissement : des cris d'animaux et des vociférations d'aliénés !" (p.236)
Un artiste admirable en somme autant par son art que par son intégrité artistique et auquel la biographie que lui consacre Ariane Charton rend parfaitement justice. Cette biographie vous permettra certainement de découvrir, comme moi, un ensemble de facettes étonnant du compositeur. Je ne saurai juger les nouveautés de l'angle ou de l'éclairage apportées par cette biographie (il eut fallu que j'en sache plus sur Debussy avant de la lire) mais elle m'aura donner le goût d'en savoir plus sur un compositeur tout à la fois intègre et fascinant.
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