Armèle Malavallon

Il a d’abord éprouvé un sentiment de fierté à l’écoute du discours de sa fille, plein de conviction et issu d’une vraie réflexion sur le rapport de l’homme à l’animal. Il s’est dit qu’elle l’avait écouté lorsqu’il lui parlait de son travail, de ce pour quoi il se battait et qu’elle avait embrassé sa cause. Un peu trop même.

Et je le ferai avec plaisir parce que tu m’as donné envie de le faire. N’empêche que cela ne doit pas être la raison première pour faire des enfants. C’est un très mauvais calcul. J’ai lu récemment qu’en Chine, les maisons de retraite sont obligées de payer les enfants pour qu’ils viennent rendre visite à leurs parents.

Léo regarde sa mère avec émotion. Elle lui est reconnaissante de l’avoir mise au monde, de l’avoir élevée et éduquée, d’avoir contribué à faire d’elle la femme qu’elle est devenue et d’être toujours là pour elle près de quarante ans plus tard.

Je respecte les hommes et les femmes qui ont un désir profond d’être parents, pour qui c’est une évidence, un besoin viscéral. Toutes les autres raisons sont plus sordides les unes que les autres. Faire des gosses pour faire comme tout le monde, pour ne pas être seul, pour avoir quelqu’un qui s’occupera de toi quand tu seras vieux, pour sauver ton couple, pour retenir un homme, pour laisser une trace de soi sur la planète, c’est vraiment ridicule. Pire, c’est mesquin, égoïste. Et je ne parle pas de ceux qui veulent des allocs ou un punching-ball pour se défouler les nerfs, bien entendu. Ceux-là ne devraient pas avoir le droit de se reproduire.

Un accomplissement   ? Combien de fois je l’ ai entendu ce refrain   ! Qui veut nous faire croire qu’une femme n’est pas tout à fait une femme tant qu’elle n’a pas mis un enfant au monde. Mais quel discours ringard et rétrograde   ! Ça me donne envie de gerber   ! Quant à l’expérience merveilleuse, vous me faites marrer, vous, les bonnes femmes, les bonnes mères qui ont merveilleusement enfanté dans la douleur. Toutes les femmes que je connais qui ont des enfants passent leur temps à se plaindre. Et la grossesse qui est un enfer, l’accouchement un calvaire, et les nuits blanches, et les diarrhées du bébé, et ses dents qui poussent, et le couple qui explose et ceci et cela… Elles dressent le tableau de l’apocalypse et ensuite finissent toujours par un «   oh, mais c’ est tellement merveilleux d’être maman   !   » Non mais, sans blague, vous vous foutez vraiment de la gueule du monde   ! Sophie a pâli d’un coup. Elle sait que sa fille a une opinion tranchée sur ce sujet, mais elle ne l’avait encore jamais vue s’ emporter de la sorte. – Non, mais je suis d’accord que ce n’est pas une sinécure d’avoir des enfants, je n’ai jamais dit le contraire. C’est difficile, mais c ’est un cadeau de la nature, il faut le voir comme ça. – Va le dire aux femmes qui ont eu des grossesses non désirées que c’est un cadeau de la nature. Pourquoi tous ces efforts pour mettre au point la contraception et l’IVG si c’est un cadeau de la nature   ? Pourquoi les femmes se sont-elles tant battues pour avoir le choix alors   ? – Oui, bon, là tu exagères un peu. Je ne parlais pas de ces situations particulières, mais des femmes qui ont un vrai désir d’enfant et qui veulent être mères. – Eh bien, il se trouve que moi, je n’ai jamais ressenti ce désir d’enfant, jamais. Il me semble que c’est la seule et unique raison qui doit te pousser à faire un enfant, non   ? Sophie acquiesce en faisant la moue. – Bien sûr, bien sûr, mais il y a d’autres raisons. Léo s’attendait à cette réponse. Elle réplique aussitôt, pleine de conviction. – Non, selon moi, il n’y en a aucune autre valable. Je respecte les hommes et les femmes qui ont un désir profond d’être parents, pour qui c ’est une évidence, un besoin viscéral.

Bien sûr que ta vie a de l’intérêt, je suis très fière de toi, tu le sais très bien. Seulement, avoir des enfants, c’est un accomplissement pour une femme, c’est une expérience merveilleuse.

C’est grand, Paris, il y a tout de même moyen de passer inaperçu. Ce n’est pas Brad Pitt non plus, ton jules.
Léo ne peut s’empêcher de sourire. Elle sait que sa mère n’apprécie pas beaucoup son petit ami acteur.

Elle sait que sa mère s’inquiète pour elle et ne veut que son bien, mais parfois son ingérence dans sa vie l’insupporte.

Clément reste un moment le regard fixé sur la porte. Il ressent une impression étrange, comme s’il avait été transporté de la jungle congolaise à ce bureau en un claquement de doigts. L’impression d’avoir fait un saut dans le temps et l’espace et, bizarrement, de ne pas être à sa place.

Clément ferme longuement les yeux. Il tente de rester calme. Ce genre de situation a tendance à le mettre dans une colère noire. Heureusement, son expérience de l’Afrique lui a appris à se maîtriser, à garder le contrôle même quand la situation lui paraît tellement injuste, absurde ou terrible qu’il a envie de hurler.

Il n’imagine pas Léo de Laze s’occuper de ça elle-même. Trop introvertie, pas assez sociable et ne voulant surtout pas risquer d’attirer des curieux qui loueraient son bien uniquement à cause de sa célébrité. Une agence s’occupe sans doute de trouver les locataires. Des expats, des étrangers donc, cela réduit le risque que Léo soit reconnue, bien que ses livres soient traduits et vendus dans des dizaines de pays dans le monde.

Il a dormi d’un sommeil sans rêves. Contre toute attente, sa première nuit dans le loft s’est révélée douce et réparatrice. Il s’attendait à tourner pendant des heures dans ce lit inconnu qu’il avait le sentiment d’avoir investi de force, tel un squatteur indélicat, mais il n’en fut rien.

Il n’ose même pas appeler Léo par son prénom, elle ne lui en a jamais donné la permission. Comme il ne peut se résoudre à l’appeler madame de Laze, il préfère ne rien dire quand il s’adresse à elle. Elle a pourtant un si joli nom, qu’il se plaît à répéter des dizaines et des dizaines de fois la nuit dans son lit depuis qu’il l’a découvert. Léopoldine Gauthier Vitry de Laze : un mantra avec lequel il s’endort le sourire aux lèvres.

Léo regarde Jeff, ce grand adolescent de trente-cinq ans, tout dégingandé, vêtu de vieux jeans usés, de Converse hors d’âge et de tee-shirts élimés à la gloire des Rolling Stones ou des Doors. Elle se demande s’il est idiot ou prodigieusement intelligent, s’il fait preuve d’une innocente spontanéité ou s’il est en réalité plus dangereux qu’il n’y paraît.
Elle durcit le ton.
– Pourquoi vous me demandez ça ?
Jeff sent qu’il est allé trop loin. Léo est énervée, ça se voit. Son visage s’est crispé, elle ne lui sourit plus. Ses yeux bleus ont pris une couleur marine. Il a rompu le charme. Il se maudit intérieurement. Il se foutrait des baffes tellement il s’en veut.

Léo comprend la réaction de Sophie. À force, elle a fini par s’habituer. Elle ne cherche même plus à savoir ce qui arrive à sa fille dans ces moments-là, elle laisse passer l’orage, elle attend. Et ce soir, en plus, elle attendait en bonne compagnie, alors son esprit était occupé ailleurs.

Léo sait bien qu’elle ne devrait pas en vouloir à sa mère. Elle sait que cela part d’un bon sentiment et que Sophie ne cherche qu’à l’aider, mais c’est plus fort qu’elle, elle est furieuse. Elle bouillonne de rage, même. Elle voudrait que tous les deux fichent le camp et la laissent tranquille, seule dans ce loft qu’elle a investi comme un ours investit une grotte pour hiberner. Des intrus ont pénétré son territoire et ça la fragilise. Elle se sent menacée.

Son titre de vétérinaire est ce qui le définit le mieux, c’est son identité, sa marque de fabrique, même s’il exerce son métier en dehors des sentiers battus et de façon peu conventionnelle. Ce sont avant tout les études pour devenir vétérinaire qui marquent profondément, qui forgent l’esprit et le caractère et impriment leur empreinte de façon indélébile.

– Vétérinaire un jour, vétérinaire toujours, non ? Quand on devient vétérinaire, on le demeure jusqu’à la mort quoiqu’il advienne. C’est plus qu’un métier, c’est une vocation, une identité.

Léo affiche un visage fermé. L’irruption d’un inconnu chez elle ne semble pas la combler de bonheur, c’est peu de le dire. Cependant, elle n’a encore fait aucune remarque ni demandé aucune explication à sa mère.
Clément ne sait plus où se mettre. Il n’a qu’une envie : se sauver en courant. Il attend que la maîtresse de maison lui donne un signal, n’importe lequel, qui lui signifierait qu’il est autorisé à rester, au moins pour quelques instants.

Elle ne conduit pas. Elle est phobique de la voiture, de l’autoroute, de la foule, des embouteillages, elle est phobique de tout. Elle ne sort pratiquement pas de chez elle. C’est à moi d’y aller si je veux la voir.