L’Europe avait été dévorée par les peuplades barbares. Elle était perdue et ce qui ne l’était pas, la Grèce, la Thrace, des bouts d’Italie et d’Espagne, n’avait pas grande valeur. Des provinces affaiblies ou périphériques. De l’Ancienne Rome elle-même ne restait plus guère qu’un nom trop lourd, trop glorieux pour la cité modeste qu’elle était devenue. Quant à la lointaine Afrique et à sa capitale Carthage, plus dynamiques, elles ne remettaient pas en cause leur appartenance à l’Empire ; depuis peu, cependant, elles échappaient au contrôle de la Nouvelle Rome. Il grimaça. Restait l’Asie. Les pieds ancrés en Europe, c’est vers elle que regardait Constantinople. Comme lui en cet instant. Les flots qui venaient frapper les quais, à quelques pas, n’étaient pas un corps étranger qu’il devait craindre, ils étaient le sang de l’Empire, se dit-il, ce qui faisait battre son cœur, lui apportaient non pas simplement de quoi vivre, mais un faste comme l’Ancienne Rome elle-même n’en avait sans doute jamais connu.
Même au cœur des ténèbres, Constantinople ne dormait jamais tout à fait. Les navires continuaient à arriver dans la Corne d’Or. Il les vit approcher à la rame, débarquer leur marchandise un peu plus loin, à la lueur des torches. Le centre du monde. Voilà où il se tenait, après tout. La Nouvelle Rome. Le dernier miracle d’un empire que beaucoup avaient cru fini et qui avait su se renouveler, se reconstruire ailleurs, sur des bases différentes, autour d’une capitale inédite.