Citations de Benedek Totth (28)
On se bouscule encore un peu sur Nirvana. Smells Like Teen Spirit. Je crois que je me lasserai jamais de ce tube. Je prends un coup dans la cuisse, mais je m’en fiche. D’autres se joignent à la bousculade. On colle un gringalet contre le mur, il rebondit et dans son élan donne un coup de pied dans le ventre de son agresseur, qui se plie en deux mais continue son headbang. Quelqu’un hurle comme si on lui avait planté un couteau dans le dos, mais en y regardant bien, je vois qu’il a rien, il est juste heureux. Nirvana s’arrête, je suis en nage.
[..]
Je regarde la scène adossé à un box, et quand je comprends qu’il n’y aura plus ni Nirvana, ni pogo, ni castagne, je me rappelle que je voulais aller aux chiottes.
On regarde les filles. Ça commence à bouger. Au fur et à mesure qu’on s’imbibe, arrivent des meufs de plus en plus jolies. C’est toujours comme ça.
Greg cogne le volant du poing et se met à gueuler comme un putois, putain d’enculé de merde, où est-ce qu’on est, bordel ?
- Branche le GPS ! Suggère Dany.
Greg l’envoie chier mais il sort le truc de la boîte à gants. La Bouée l’aide à le brancher. C'est réglé sur une voix de pute qui gémit : « Mets la marche arrière et recule de cent mètres. » Il devait quand même y avoir quelque chose dans le shit, parce que ça suffit à me faire bander.
A cette heure-ci, le centre-ville rappelle les décors de The Walking Dead. Il y a juste un peu de mouvement dans la rue principale, quelques gamins tournent en piaillant sur leurs tricycles autour des clodos fringués comme des zombies qui fouillent dans les poubelles, sinon il y a un vide effrayant.
Le cadavre flotte sur le ventre. Le faisceau de la torche illumine le corps gonflé, couvert de taches vertes, violettes, oranges. Dans Les Experts, les noyés sont pas du tout comme ça, mais je vais pas faire le malin parce que si ça se trouve, c’est juste des bactéries d’ici qui l’ont fait gonfler de cette manière. Greg ramasse un caillou et le jette dessus. Les rats déguerpissent. Juste au moment où je regarde, une énorme bestiole grise sort d’un trou béant dans le flanc du cadavre. Quelque chose, une grenouille peut-être, saute en silence dans l’eau et les pâtes au chou que j’ai mangées au dîner jaillissent de ma gorge en une large gerbe.
Je me traîne vers le bar et me sers un verre de jus d'orange. Entre temps, la Bouée a réussi à brancher la chaîne que Greg a laissée en tuner, le volume à fond, il y a justement Rihanna qui gueule comme une pendue, Russian Roulette, je crois. Elle est gavante comme meuf, mais je la sauterais bien volontiers. Dommage qu'elle kiffe que les Noirs à grosse queue. Elle braille si fort que je renverse mon jus d'orange, Greg sursaute et fait tomber le narguilé. On écrase vite fait avec les pieds les morceaux de charbon incandescent, mais le tapis est quand même brûlé par endroits. Je comprends pas très bien ce que Greg crie parce que la Bouée a beau agiter la télécommande comme un fou, il arrive pas à baisser le son de cette merde. A tout hasard, Greg verse le reste de l'eau de la réserve du narguilé. Un mince filet de fumée s'élève des longs poils verts. La Bouée arrache le fil de la prise.
Nicky et quatre mecs qui en ont tous après elle. Moi, ça m’arrive jamais de rouler avec quatre filles qui veulent toutes baiser avec moi.
Page 16, Actes Sud, Actes noirs, 2017.
On s'est mis en route le jour de l'an, du moins selon mon propre décompte du temps qui se détachait du temps réel comme la rouille se détache d'une épave. La guerre détruit non seulement les hommes, les bêtes, les maisons et les véhicules, mais aussi le temps.
p.131
Greg l’envoie chier mais il sort le truc de la boîte à gants. La Bouée l’aide à le brancher. C’est réglé sur une voix de pute qui gémit : “Mets la marche arrière et recule de cent mètres.” Il devait quand même y avoir quelque chose dans le shit, parce que ça suffit à me faire bander.
Page 30, Actes Sud, Actes noirs, 2017.
L’année dernière, cinq types ont sauté du haut du viaduc, j’en connaissais deux. Trois autres ont sauté de la barre d’immeuble, mais je sais pas qui c’était. Disons que coin est assez prolo.
Page 29, Actes Sud, Actes noirs, 2017.
On a disparu au milieu des carcasses, comme absorbés par un monstre rouillé. On ne voyait personne dans cette forteresse. Au milieu du cercle formé par les chars, les canons et les voitures se dressait un arbre nu, ses branches noires tendues vers le ciel comme pour cueillir les étoiles invisibles.
p.153
Péter avait les yeux ouverts, le visage paisible de celui qui regarde les étoiles. Il gisait comme une image projetée dans le silence qui sentait la terre. Je voyais les pores de sa peau, toutes les choses minuscules me paraissaient gigantesques. Je savais qu'il était mort, pourtant j'attendais qu'il dise un mot. Je lui en voulais de faire le mort. Puis j'ai tâté son visage. Il était froid et inexpressif, comme un galet tout lisse. Je devais le laisser là, et ça me rendait triste, parce que je savais que les corbeaux allaient le dévorer. C'était un brave gars, même s'il avait parfois la grosse tête.
p.26
Je suivais un sentier étroit entre les immeubles en ruine qui transformaient la rue en une crevasse aux bords abrupts. Comme elle tournait, j'avais l'impression de marcher à l'intérieur d'un crâne ouvert à la scie, dans une circonvolution cérébrale déchiquetée.
p.137
Le silence recouvrait les décombres comme une toile d'araignée poussiéreuse. Ça m'a rappelé les faucheux qui avaient élu domicile chez ma grand-mère. Elle disait qu'ils portaient bonheur, mais quand les bombardements ont commencé, sa maison a été la première touchée. Je ne sais pas ce qui serait arrivé sans les araignées. Des nuages sinistres couvraient le ciel comme un couvercle de cercueil doublé de velours. Cette grisaille infinie et intemporelle me donnait l'impression de me promener dans l'au-delà. J'étais devenu invisible dans les amas de décombres. C'est ainsi que je m'imaginais ma mort. Heureusement, ça n'a pas duré trop longtemps et, avant d'avoir vraiment peur, je suis arrivé à l'abri.
Hier j'ai eu un zéro en maths, le troisième du semestre. On a étudié le calcul du volume d'une sphère, ce qui m'a fait bien sûr penser aux énormes seins de la mère de Greg, donc j'ai rien retenu. Et ce pédé de Lázárd, voyant que j'étais dans un brouillard total, m'a fait venir au tableau. J'y suis allé avec la sérénité des outsiders, je pensais que ce serait plié en moins de deux, mais cette ordure m'a emmerdé pendant dix bonnes minutes avant de daigner me coller une bulle. Si je devais tirer un coup avec la mère d'un de mes potes, ce serait celle de Greg, c'est clair. Elle s'est fait remplir les nichons de silicone, ils sont devenus plus gros que le globe de la salle de géo, et elle s'est aussi fait faire une bouche de suceuse. Les MILF me font pas bander, mais il faut reconnaître que c'est la meilleure meuf que je connaisse dans cette catégorie. [...]
J'irai pas au bahut aujourd'hui, rien à branler.
Après un virage est apparue la structure enchevêtrée d'un pont dynamité, pareille à un animal tombé à genoux qui livre son dernier combat. Il était immobile, et pourtant semblait bouger. Les éléments tordus, déformés, désarticulés trempaient dans l'eau couleur de sang. Comme si un géant lui avait lancé une hache dans la nuque et que le pont s'était effondré sous la violence inouïe du choc.
p.160
_ C'est pas l'abattoir, là-bas ?
Greg me renvoie la question :
_ Où ça, putain ?
Il tourne la tête dans cette direction, mais c'est trop tard, on s'engage déjà entre les murs antibruit et tout s'allonge comme dans "La Guerre des étoiles" quand ils passent en vitesse lumière. Greg, il fait un peu Harrison Ford, surtout vu de derrière, dans la pénombre. C'est toujours lui qui conduit, même s'il a pas le permis, il a juste emprunté celui de Mitch. C'est son cousin, ils se ressemblent pas mal sur la photo, je sais pas où il a dégoté ce permis, vu qu'il aura seize ans seulement l'été prochain, mais on s'est jamais fait gauler. Je crois pas que Greg aura son propre permis un jour. Il s'est fait recaler trois fois d'affilée en conduite, pourtant son daron avait graissé la patte à l'examinateur.
C’était la première fois que je tuais quelqu’un. Jusqu’à là je n’avais guère tué qu’un oisillon et une souris. […] A présent venait s’y ajouter cet inconnu dont je savais seulement qu’il avait survécu à une attaque nucléaire. Ça fait une drôle d’impression de tuer un homme. Le plus étrange était peut-être qu’à vrai dire, je n’avais rien senti. Une sorte de vide intérieur.
Visiblement cette guerre peut briser même un Américain, alors que ces gens-là grandissent avec la certitude d'être capables de tout et qu'il faut toujours positiver. S'ils n'avaient pas cru à la victoire, ils ne se seraient pas engager dans cette guerre, ni dans la précédente, tant qu'à faire. Bien sûr, j'ai gardé mon opinion pour moi, je ne voulais pas que Jimmy croie que je cherchais à me chamailler.
p.136
Il n'y a plus nulle part où aller. Une pluie de cendre lessive les environs, une odeur de cendre flotte au-dessus du sol. Le vieux avance sans bruit. Sa manière de me tenir la main me dit qu'il est aveugle. Il frappe la route avec sa canne. On va quelque part. Mes chaussures s'usent. La peau de mes pieds s'use. Je marche sur ma chair à vif. La cendre ensevelit le paysage. La guerre ensevelit le temps. J'essaie de parler, mais je n'ai pas de voix. Les mots me quittent. J'ai tout dit. Je reste seul. La route est bordée de clowns crucifiés. Je n'ai plus de mots. Rien que des images. Il n'y a plus de mots. J'ai tout dit. Ça n'a rien d'humain.
p.197