Samedi 1er octobre 2022
"La mer est un désert"
avec Michel AGIER, anthropologue (Ehess et IRD), Éric FOTTORINO, écrivain et journaliste, Camille SCHMOLL, auteur, animé par Étienne AUGRIS, professeur d'Histoire-Géographie et auteur pour l'Eléphant
Leurs « vies suspendues » peuvent basculer à la faveur de rencontres, de l’aide d’associations, de l’appui de réseaux d’interconnaissances. Certaines configurations sont davantage propices à une régularisation. Cependant, la frontière qui sépare les « régularisables » des autres n’est pas constante, mais plutôt floue et circonstancielle ; et certaines de ces femmes rebasculent dans l’irrégularité après avoir eu, pour un temps, des papiers en règle.
Tout au long de ce livre, j’ai souhaité montrer combien la marginalisation des personnes migrantes et le durcissement des politiques migratoires – bien que ces politiques puissent se draper dans des valeurs féministes – desservent la cause des femmes. L’obsession des frontières renforce leur arraisonnement, y compris en termes de genre.
("Les damnées de la mer")
En mai 2014, par exemple, des personnes hébergées s’étaient insurgées contre la dégradation des conditions d’accueil : suspension de l’argent de poche quotidien (d’un montant de deux euros cinquante) ; retrait du service de navette pour la gare ; rationnement du savon ; réduction des portions alimentaires, consistant essentiellement en du riz et des œufs.
L’un des insurgés s’était cousu les lèvres. D’autres s’étaient enfermés dans le centre et avaient empêché les employés d’en sortir, jusqu’à l’intervention musclée de l’armée…
1. « La marge est un laboratoire, un lieu d'expérimentation politique et de mise en scène de la. souveraineté de l'Union européenne : aujourd'hui, on a délégué la gestion des flux migratoires à certains pays du sud de l'Europe – et en particulier aux îles – en pratiquant une forme de sous-traitance du filtrage migratoire à l'intérieur même des frontières de l'UE. […]
Pour les femmes migrantes, ces marges sont un laboratoire politique. À l'instar de ce que nous suggèrent les féministes intersectionnelles, qui s'attachent à l'articulation des différents rapports de pouvoir et aux subjectivités qu'ils produisent, on peut considérer les marges tout à la fois comme des lieux d'oppression et de transformation. Dans ce livre, je décrirai les marges comme les lieux d'une activité morale intense, qui socialisent les femmes à leur "devenir subalterne", mais qui peuvent également être des lieux d'espoir, de déploiement de nouvelles solidarités et de formes de lutte, bref, de résistance. » (p. 24)
4. « J'ai ainsi eu, à plusieurs reprises, l'occasion d'entendre les sarcasmes des personnels sur la sexualité irresponsable et débridée des Africaines : "On ne sait pas trop de quoi elles sont capables, jusqu'où elles peuvent aller", me dit un travailleur social. D'autres, à l'inverse, soulignent leur incapacité à "se défendre des hommes de leur groupe" – sous-entendu les souteneurs africains. L'essentialisation et l'infantilisation ainsi opérées participent en creux à la construction d'un stéréotype de la migrante méritante et chaste. Tantôt victimes, tantôt putains, tantôt victimes et putains, les femmes font l'objet d'une intense stigmatisation, au croisement de la "race" et du genre. De telles anxiétés renvoient au registre de l'"humanitarisme sexuel" […] à savoir un mode de gouvernement des migrations qui articule la sexualité et le genre pour construire, hiérarchiser et ordonner les vulnérabilités. » (p. 146)
3. « Le problème n'est donc pas toujours pour les femmes, nous semble-t-il, celui de savoir ce qui les attend, quand bien même ce savoir est toujours partiel et fantasmé, et ne correspond pas à un vécu direct. […]
Par ailleurs, les femmes n'ont pas toujours grand-chose à perdre. Et si la route est longue, la promesse d'un autre horizon est savoureuse. Il y a quelque chose de l'ordre d'une poussée à l'autonomie que les entreprises de découragement et d'immobilisation parviennent difficilement à retenir. C'est précisément dans cette tension entre "mortification", "humiliation", "traitement inhumain", "dégradation" et "chance", "aventure" ou "destin" que la trajectoire migratoire est vécue, ou du moins qu'elle m'est restituée dans le côtoiement d'expressions pourtant antonymiques.
Le savoir migratoire peut dans certains cas devenir un véritable pouvoir, et ce n'est pas la moindre promesse parmi celles que contient la migration : on espère pouvoir tirer un jour profit des ressources symboliques, économiques et légales accumulées au fil de l'expérience migratoire, pour en obtenir des bénéfices ou en faire profiter les autres. » (pp. 81-82)
2. « Une étude récente menée en France auprès de femmes migrantes […] montre à quel point la complexité du trajet influe sur la probabilité de subir des violences physiques ou sexuelles en route. Cette étude parvient également à un autre résultat : les femmes qui ont eu des trajets migratoires longs et difficiles, quel que soit leur pays d'origine, sont souvent celles qui avaient déjà subi des violences avant leur départ. Il y a donc, en quelque sorte, une forme de cumul des violences au long de la route migratoire, cumul qui malheureusement ne cesse pas à l'arrivée en Europe. À l'instar de cette étude, les témoignages que j'ai recueillis croisent violences sexuelles et autres violences physiques, violences morales et symboliques, violences genrées et violences non genrées. » (pp. 59-60)