Il faut franchir une première colline pour arriver au salon. Nicole me tend la main et je pénètre pour ainsi dire de plain-pied dans la folie de ma mère. On regarde ça, longtemps, comme un paysage pour la première fois, comme la surface de Mars, le tsunami de 2004, Berlin année zéro. C'est un raz-de-marée qui file entre les mots. Nous sommes bien au-delà du désordre. Bazar, bordel, foutoir ne conviennent pas davantage à un lieu qui relève de la décharge publique et du cabinet de curiosités, du nid de pigeon et de la jungle.
Les gardeurs, les bergers de l'inutile : j'aime cette appellation légèrement bucolique et qui ne sent pas le renfermé.
Comme les deux autres biographes qui l’avaient précédée dans cette quête américaine, Carole Courvoisier escomptait secrètement mettre la main sur des manuscrits, ou mieux encore, les journaux du second Duval, mystérieusement absents des archives conservées à la bibliothèque publique de New York. Bien qu’elle ne l’eût pas mentionné dans le dossier soumis à la fondation qui finançait ce voyage, elle essaierait aussi du côté des institutions psychiatriques et juridiques qui avaient eu à traiter des crises du personnage. Alors que Perrin et DeFazio avaient dîné avec des professeurs, des doyens d’université, des ambassadeurs et tout ce beau monde dont Duval avait longtemps recherché la compagnie, Carole irait à la rencontre d’étudiants, de serveurs de restaurants, d’aide-soignantes. Elle voulait interroger les gens qui l’avaient vu en pyjama, mal rasé, qui avaient blanchi son linge, lui avaient servi des soupes au lit.
Elle avait traversé les années soixante-dix, quatre-vingt et quatre-vingt-dix sans se décoiffer, l'ourlet de son casque blond effleurant de col de ses tailleurs Lanvin et Yves Saint Laurent. (p. 89)
Un colloque sur un écrivain a tout de la réunion de famille, avec sa bonne chère, ses concessions, ses anecdotes mille fois resservies et ses rancoeurs, mais surtout la certitude profondément ancrée en chacun, d'une branche et d'une génération à l'autre, d'avoir tout simplement raison. Des adeptes de l'approche narratologique de Duval à ceux qui déploraient dans ce rapprochement textuel un aveuglement à la dimension sociopolitique ( et sexuelle!) de la production duvalienne, tous se sentaient aussi pleinement dans la vérité et le droit chemin que le bourgeois attablé face à une petite cousine-fofolle qui collectionne maris et dettes.
Il existe dans tous les pays où l'on émigre, des indigènes qui manient votre langue à la perfection et brassent les faits de votre culture comme un croupier les cartes.(p. 223)
Comme le disait un autre Texan, le vélo n'est pas un moyen de transport, c'est un moyen de fuite. (p. 30)
Le citoyen Suisse, qui a le coucou pour héraut et le chocolat pour ambassadeur, est de surcroît bien reçu partout. (p. 172)
Mais le manque de grâce chronique de l'espèce humaine n'était jamais mieux révèlé que par le tango, le vendredi, où l'on pouvait voir un maestro argentin vieillissant manoeuvrer des clientes aussi récalcitrantes qu'un chariot de supermarché dont une roue est grippée (p. 195)
L'usage seulement fait la possession, je demande à ces gens de qui la passion est d'entasser toujours, mettre somme sur somme quel avantage ils ont que n'ait pas un autre homme.
Jean de la fontaine
Si les créanciers espèrent se rembourser en nature, ils vont être servis : rats, souris, cafards et allez savoir quoi d'autres.