Citations de Caroline Eriksson (85)
Tandis qu’il parle, mon malaise s’apaise. Son récit ravive des souvenirs de ma propre jeunesse. Plusieurs étés de suite, mes parents ont loué un gîte au bord d’une plage de sable de l’autre côté du détroit. Pendant le trajet en voiture, papa chantait à tue-tête par-dessus la radio, même quand il ne connaissait pas un mot des paroles. Ma sœur et moi riions à l’arrière, maman souriait, sa chevelure agitée par le vent qui s’engouffrait à travers la vitre baissée. La maison n’était pas grande, mais cela ne nous dérangeait pas, ma sœur et moi, de partager une chambre. Les soirées étaient dévolues aux barbecues et aux jeux ; les journées s’écoulaient sur le rivage.
Les mots qui ne m’ont accordé aucun répit de la journée, qui m’ont empêchée de réaliser toutes les tâches dont j’aurais dû m’acquitter. Je dois repousser ce message, prendre de la distance pour décider de la façon d’y répondre.
Comment as-tu eu la force d’être entièrement là pour moi, de répondre à mes besoins ? » À ce stade, la maladie avait déjà commencé à la ronger, et c’est visiblement affaiblie qu’elle m’a répondu. « Jurer et tempêter n’aurait servi à rien. La compassion est la seule façon d’aboutir. » Puis, avec ce sourire en coin dont a hérité ma sœur, elle a ajouté : « Et aussi le sucre. »Quand Leo me rejoint, sa peau rougie ne porte plus que d’infimes soupçons de couleur. Ils disparaîtront bientôt. Seule restera la blessure. Je garde pour moi mes questions. À lui de décider s’il a envie d’en parler. Pour l’instant, il a besoin d’autre chose. D’un refuge. Je regrette immédiatement ce terme, qui nous confère une trop grande importance, à moi et à ma maison.
Quand nous étions enfants, elle en préparait à ma sœur et moi le week-end pour le petit déjeuner et en d’autres occasions spéciales. De nombreuses années plus tard, lorsque j’ai sombré dans les ténèbres, elle a recommencé à en faire, rien que pour moi. Je la revois entrer dans ma chambre avec une tasse pour tenter de me convaincre de boire, lentement, patiemment, sans baisser les bras.
Un cri silencieux naît en moi, un hurlement qui ne parvient pas à jaillir de ma gorge. Chargé de désir inexaucé, d’exigence et de manque, de chagrin et de rêves brisés. Moi aussi, je pense à toi ! Pourtant, je suis incapable de répondre. Je laisse glisser ma tête entre mes doigts écartés. Puis je ne fais plus un geste.
demander si… Il doit écrire une rédaction la plus détaillée possible sur un souvenir d’enfance. Ce qui compte n’est pas tant le choix de l’anecdote que l’expression écrite, son professeur a donné pour consigne de travailler la narration. Servez-vous de tous vos sens, faites-moi ressentir des émotions, vivre l’événement comme si j’y étais . Leo repousse ses cheveux d’un mouvement de la tête, écarte quelques mèches rebelles puis remet sa frange en place.
Je m’aperçois trop tard du piège. J’ai pénétré de mon propre chef dans ses ténèbres et me suis laissé capturer. À présent, impossible de revenir en arrière. Une boue noirâtre me submerge lentement, s’insinue par tous mes pores, s’infiltre dans ma bouche et mes yeux. Je ne peux plus respirer. Bientôt, tout sera terminé. Si c’est bel et bien ce que je souhaite.
Je suis déjà certaine qu’il veut fuir, et, quand je regarde à nouveau maman, elle est couchée dans son lit, émaciée. Le travail est le meilleur des remèdes, affirment ma mère et ma sœur d’une seule voix. Puis maman s’efface, laissant la place à une autre personne. Filip Storm.
Après ces dernières semaines passées à tourner en rond, comme en transe, j’ai l’impression de me réveiller. Des pensées et des sentiments que j’ai longtemps tenus à distance remontent à la surface, m’électrisent. Mes heures d’inaction ne s’écoulent plus tout à fait de la même façon.
Mais maintenant… Ça ne peut pas continuer. Je nous dois la vérité, à nous tous. Je vais tout avouer à ma femme : la confusion et les doutes qui sont les miens depuis ses révélations. Et Anna. Il n’y a pas d’autre option. Advienne que pourra.
Ce que je considérais comme évident avait disparu, je n’avais plus aucun point de repère. J’étais à la dérive, ballotté par les flots, sans rien ni personne pour me retenir. Jusqu’à ce qu’Anna me tende la main.
Elle m’a certainement expliqué ce que cela signifiait, mais je m’en souviens à peine, parmi toutes les autres choses bouleversantes à assimiler. J’avais seulement réussi à comprendre qu’il s’agissait d’une réponse émotionnelle ou comportementale disproportionnée à un événement donné.Il y a huit ou neuf mois, ma femme m’a révélé le reste de son histoire, qui portait sur sa réaction et son geste. Elle avait dit se sentir enfin prête à se confier à moi. Elle a déballé son histoire sans verser une larme, d’une voix calme qui jurait avec la violence de ses mots. J’aimerais pouvoir dire que j’ai encaissé le choc, que cela n’a pas terni l’image que j’avais d’elle.
N’est-ce pas un peu… désespéré, de la part d’un garçon de son âge, de s’ouvrir ainsi à une étrangère ? Je secoue la tête. Peu importe la raison. Leo est jeune et manque peut-être de discernement. C’est à moi qu’incombe la responsabilité de fixer les limites.
Les paroles de ma sœur résonnent dans mes oreilles. Ton anorexie, quand tu étais étudiante. Maman m’a raconté. Je presse mes doigts les uns contre les autres. Mon malaise, qui s’était calmé lorsque je pensais à Leo, se réveille. Ma sœur dit-elle la vérité ? Que lui a raconté maman, au juste ?
Chaque trait, chaque petit muscle deviennent aussi nets que si elle était à côté de moi. Une lueur sombre brûle dans ses prunelles quand elles suivent Filip dans la cour. Est-ce de la colère ? De la haine ? Je relève les paupières juste à temps pour voir le pan d’un manteau clair disparaître au coin de la rue. Néanmoins, le sentiment qui me ronge demeure.
Il est mince, pour ne pas dire maigrichon, et nettement plus petit que moi. Mais je me rends compte, à son regard, qu’il est plus âgé que je le pensais. Il a sûrement treize ans. Peut-être même quatorze.
Ma mauvaise conscience me tourmente, bien sûr, mais pas que. C’est lié à ce qu’elle a fini par me raconter. La soif de vengeance qui, dans sa jeunesse, l’a amenée à dépasser les frontières de la raison et de la douleur physique.… et toutes les flammes de l’enfer ne sont rien face à la fureur d’une femme trahie.
Parfois, surtout les premiers temps après notre rencontre, il nous arrivait de parler de nos histoires passées. Elle avait évoqué son premier amour, évidemment. Elle avait expliqué avoir été trahie et humiliée. J’y avais vu l’histoire touchante, quoique plutôt banale, de la peine de cœur d’une jeune fille. Rien ne laissait soupçonner autre chose.
Je songe à une série que nous avons regardée au début de notre vie de couple marié, quand nous étions encore heureux. C’était il y a une éternité, pourtant une réplique est restée gravée dans ma mémoire… Et toutes les flammes de l’enfer ne sont rien face à la fureur d’une femme trahie. Il s’agit en réalité d’une citation littéraire. Je ne l’avais encore jamais entendue et je me souviens d’avoir ri, la trouvant très juste. En revanche, impossible de me rappeler la réaction de mon épouse. Elle ne m’avait pas encore raconté son effroyable histoire, sinon jamais je ne l’aurais oubliée.
Je n’ai jamais pu supporter la solitude. Depuis mes dix-sept ans, quand j’ai perdu ma virginité, j’ai été en couple presque tout le temps. Des relations différentes, mais seulement une à la fois. Jusqu’à maintenant. À présent, il y a deux femmes dans ma vie, mon épouse et Anna.