Citations de Céline Zufferey (13)
Avec ces corps qui s'agitent sous mon appareil, dans un local perdu en zone industrielle, je peux supporter toutes les housses déhoussables du monde.
Passé les premières sueurs et frissons, je me suis détendu, j'ai profité. Qu'importe le cadre, le noir et le blanc, à quoi bon ces conneries, devant moi j'ai des gens qui baisent ! Je dis «Encore», ils continuent. Je dis «Plus vite», ils transpirent. Ils ne s'exécutent pas parce qu'ils ont confiance, ils obéiraient à n'importe qui. C'est pervers ? De l'utilitarisme poussé à l'extrême ? Je dis «Caresse», elles se caressent. Je ne donnerais pas ma place.
Trois bras métalliques montent et descendent.
...
Le bruit des suspensions est lisse et régulier. Le bras s'élève, j'inspire. Le bras s'abaisse, j'expire. Je ne comprends pas les gens qui se détendent au son du ressac des vagues, c'est traînant, irritant. Ça m'évoque le sel, le sable qui s'envole pour se coincer dans l'œil. Ces sons-là bercent, propres et souples. Pour que ça reste apaisant, il faut garder les yeux ouverts : voir les mécanismes en marche évite l'impression d'une respiration inhumaine.
Lorsqu'elle dépasse et tache la peau autour de l'ongle, elle enlève le surplus de vernis avec la lime qu'elle nettoie ensuite dans le mouchoir.
Je me vois bien balancer : «Chérie au fait, Christophe et moi on fait un site porno.» Un faux mouvement, elle s'en mettrait sur toute la main, un trait bleu sur la table.
Si on nous prenait en photo, on pourrait vendre cette table, on pourrait vendre ces chaises. C'est ce qu'on cherche à évoquer, avec nos faux sourires et nos spots lumineux : un couple équilibré, un bonheur tranquille, l'accomplissement d'une journée de travail qui se termine autour d'un plat cuisiné. Vus d'ici, les clichés qu'on construit son plutôt confortables. Les petits déjeuners pourraient être comme ça, tous les repas pourraient être comme ça. Sauf qu'ici, ce n'est pas limité à des pages de catalogue. Le stable et le rassurant, la présence et l'affection, ils durent plus que la pose d'un modèle, que le flash d'un appareil. La scène qui se joue ici, c'est celle qu'espèrent vivre les clients quand ils achètent cette table, quand ils achètent ces chaises.
Les objets nous dévoilent (...) Nathalie c'est la tasse et sous-tassé de même couleur, c'est l'armoire à rangement, c'est la chaise droite, le mug "I love NY", le portemanteau dans l'entrée (...) Je suis le verre ébréché, le tiroir qui ferme mal, le bol à cochonnerie, la poignée où on accroche les vestes.
Assistant veut un bras tendu, un corps contracté dans un pyjama en coton. J'imagine ses pieds qui souffrent.
- Recommence ma chérie.
Si ça l'amuse, qu'il prenne sa place.
La petite se hisse sur ses orteils emballés dans des chaussettes à rayures. Un enfant sur la pointe des pieds c'est attendrissant, ça fait vendre des étagères. Dans quelques temps, son corps aura grandi. Les enfants, ça ne se taille pas comme les bonzaïs. Ils la remplaceront par un nouveau modèle réduit de gamine adorable.
- Espérer, essayer.
- Une vision, un regard.
- Tu parles !
- Haha !
Les objets nous dévoilent, les meubles ne cachent rien. Notre canapé révèle nos ambitions, les chaises de cuisine nos espoirs, la bibliothèque nos peurs. Si la personnalité est une photo, l'appartement en est le négatif.
Nathalie, c'est la tasse et sous-tasse de même couleur, c'est l'armoire à rangement, c'est la chaise drote, le mug «I love NY», le portemanteau dans l'entrée.
— Et toi ?
Je suis le verre ébréché, le tiroir qui ferme mal, le bol à cochonneries, la poignée où on accroche les vestes.
Derrière les portes coulissantes, un paysage mort : la vallée des canapés qui mène à la forêt aux armoires, traversée par le fleuve de l'allée centrale. Après le soin qu'on a pris à les mettre en valeur, voilà tous les meubles étalés, alignés. Pour se distinguer, ils n'on plus que des fiches en carton qui détaillent leurs caractéristiques. Une mer d'objets tristes qui supplient «Adoptez-moi !» à coups de promotion, offre spéciale et fin de série.
"Je n’ai pas la prétention de faire œuvre littéraire, mais simplement d’amuser, d’intéresser le lecteur par des anecdotes, des souvenirs personnels, sur leur grand ami le cinéma, que j’ai aidé à mettre au monde." (Alice Guy dans ses Mémoires)
Elle s’appelle Alice Guy. En1895, elle assiste à une des premières projections des frères Lumière. Alors secrétaire de Léon Gaumont, elle veut essayer, fait un premier film, puis deux, puis cent. Aux naissances il n’y a pas de nom, ce qu’elle fait n’a pas encore été baptisé, Alice Guy est la première femme réalisatrice.
Constance l’a découverte au hasard d’une page Wikipédia.
Elle cherchait tout autre chose, et puis son nom mentionné, et en bas de l’article la référence de son autobiographie. Constance l’a empruntée à la bibliothèque, pour voir.
Le livre ouvert dans sa main droite, le dos lui entaille doucement la paume, elle dévide ses Mémoires. C’est l’histoire d’une petite fille qui naît dans la région de Paris. Ses parents vivent au Chili mais sa mère, d’origine française, tient à ce que cette enfant-là naisse « au pays ». Enceinte, elle embarque depuis Valparaíso sur un navire qui, sept semaines plus tard, arrive en France. Quelques mois après sa naissance, Alice est confiée à sa grand-mère, et sa mère repart au Chili.
Lorsqu’elle a trois ans, ses parents la rapatrient à Valparaíso. Elle rencontre son père et sa mère, dont elle n’a aucun souvenir,ses frères et sœurs, la vie sur un autre continent. Famille aisée,son père possède plusieurs librairies qui prospèrent. Elle est curieuse, se sent bien partout. Quand elle a six ans on la réveille en pleine nuit, on l’habille chaudement et la revoilà sur un cargo, à nouveau la France. Vies d’allers-retours, Constance ne comprend pas comment on peut s’adapter si vite. Alice Guy est placée dans un pensionnat avec ses sœurs, y restera jusqu’à la faillite des librairies chiliennes, la mort de son frère puis de son père. Trop jeune pour se marier, elle vit avec sa mère à Paris,commence des études de sténodactylo, est engagée par Léon Gaumont et devient, à vingt et un ans, la secrétaire de l’établissement.
Page après page, Constance déroule la vie que se rappelle Alice Guy. Ses Mémoires sont joyeuses, sans autre prétention que de raconter, de piocher par-ci par-là, suivre le rythme désordonné des souvenirs.
Dans la salle de montage, on vit toujours la même heure. Les rideaux tirés et les lampes sur les côtés nimbent la pièce d’une lumière égale. Pas d’horloge au mur, de la moquette pour atténuer les bruits. La porte est épaisse, un hublot donne sur le couloir. On jette un coup d’œil à son téléphone pour avoir une idée de la date, du temps qui passe.Constance aime ce retrait, elle s’y glisse comme dans un cocon. Une fois à l’extérieur, revenue au monde, elle s’arrête au café, celui qui fait l’angle d’une avenue passante, sa table à côté de la fenêtre. Les vélos qui slaloment, les piétons avec leur sac de courses, les jeunes qui se déplacent en grappes, ceux qui traversent au feu rouge, les touristes, les perdus : elle est au cinéma.