« Une jeune fille de vingt-deux ans au nez fin mais très busqué qui lui envahit le visage croit à l'évidence que tout le monde la prend pour une Juive. Papiers et nez, nez et papiers commencent à peupler ses rêves :
"Je fournis au Bureau de certification de l'aryanité [qui n'a pas existé sous ce nom et auquel, quel qu'en soit le nom, elle n'a pas eu affaire] une attestation concernant ma grand-mère, pour obtenir laquelle j'ai couru pendant des mois. L'employé qui ressemble à une statue de marbre et est assis derrière un mur, tend le bras par-dessus ce mur, prend l'attestation, la déchire en morceaux, qu'il brûle dans un foyer installé dans le mur : « Et maintenant, est-ce que tu es encore purement aryenne ? »" » (pp. 97-98)
Après celle du poêle qui réchauffe, […] voici la trahison d'une lampe de chevet qui, au lieu d'éclairer, met en lumière, avec la puissance d'un haut-parleur, ce qu'une autre femme a dit dans son lit :
« Elle parle d'une voix nasillarde, comme un officier. Ma première idée : tout simplement éteindre la lampe et rester dans une obscurité salvatrice. Mais je me dis : cela ne sert à rien, je me précipite chez mon amie qui a un livre traitant des rêves, je cherche à " lampe ", lampe signifie juste " maladie grave ". Je suis un instant très soulagée puis je réalise que les gens aujourd'hui, par précaution, disent maladie pour arrestation et je retombe dans un grand désespoir, exposée à la voix nasillarde qui ne cesse pas, bien qu'il n'y ait personne pour m'arrêter. »
Chapitre IV : La vie quotidienne la nuit, ou « Pour que je ne puisse pas me comprendre »
Le caractère d'autodéfinition de l'antisémitisme créait alors, selon Arendt, une sorte de stabilité factice contrebalançant le déracinement de l'homme de masse : l'antisémitisme devient un agent catalyseur de l'organisation du Troisième Reich. [...] Mais dans la mesure où les critères raciaux sont aussi physiques et peuvent se retrouver chez n'importe qui, l'inquiétude gagne tous ceux qui ne sont pas blonds aux yeux bleus et dont le profil n'a rien d'un buste grec. [...] Les rêves éclairent alors la proposition d'Arendt tout en la nuançant : certes l'antisémitisme devient la préoccupation intime de chacun mais au lieu de donner aux individus une identité même factice, il contribue surtout à la faire vaciller et à inquiéter tout le monde.
[Préface - Martine Leibovici]
Un ouvrier du bâtiment, âgé de trente-huit ans, fit ce rêve en 1935 :
« À la poste, je suis devant le guichet, derrière moi beaucoup de gens font la queue. On ne me vend pas de timbres parce qu'aucun opposant au système n'a le droit d'acheter des timbres. Arrive un Anglais — il ne se met pas derrière, mais en tête, il passe devant moi et dit au guichetier ce que je devrais lui dire mais n'ose pas : " C'est fou comme on traite les gens ici, je le raconterai en Angleterre. " »
Chapitre V : Le non-héros, ou « Pas un mot ».
A la question de savoir s'ils [les rêves] manifestent la mise en place de l'emprise du totalitarisme sur le psychisme ou sa résistance à une telle emprise, la réponse ne peut être qu'ambivalente : les deux à la fois. C'est bien ce que l'analyse freudienne a montré à propos de l'inconscient : il ignore la contradiction, ses représentations peuvent signifier une chose et son contraire.
[Préface - Martine Leibovici]
Ce que redoute le totalitarisme, écrit Arendt, c'est "que quelqu'un ne se mette à penser".
[Préface - Martine Leibovici]
"Dans le rêve, la vision nocturne."