Citations de Chris Bohjalian (42)
Ce n’était pas de la perspective que mes parents deviennent vieux ou infirmes dans dix ou vingt ans qu’il était question, mais du moment présent ; de la réalité de la disparition de ma mère et de la possibilité que ma vie soit sur le point de connaître des changements auxquels je n’étais pas préparée, moralement ou mentalement. J’étais, me suis-je rendu compte, effrayée. Terrifiée. Prête à chercher du réconfort partout où j’avais une chance d’en trouver. Même infime.
La foi permettait de continuer à avancer plus facilement quand on avait les pieds vieux, enflés et perclus d’arthrite ; quand on voyait ses cheveux virer au gris et se clairsemer ; quand la peau de son cou présentait les premiers signes d’affaissement caronculeux. Mes parents n’étaient pas exactement athées ; ils allaient quand même à l’église pour ces deux grandes occasions chaque année, et ma mère au moins se définissait comme chrétienne lorsqu’on lui posait la question (même si celle-ci la mettait clairement mal à l’aise).
Mais le fait que ma mère n’avait pas encore été retrouvée était évidemment très mauvais signe ; surtout étant donné qu’au moins une fois auparavant elle s’était rendue à la rivière. Sur le pont.
Personne ne pense jamais que les rêves puissent être joueurs. Mais ils le sont. Du moins, ils peuvent l’être. Imagine un parc d’attractions complètement ignorant des lois de la nature. C’est seulement lorsque les rêves t’éloignent de ton lit – du sommeil – que les attractions deviennent dangereuses.
Je ne sais pas, à quel sujet tous les parents se disputent ? À quel sujet tous les gens s’engueulent ? L’argent, j’imagine. Le somnambulisme de ma mère – ce qu’il fallait faire par rapport à ça. Ils se disputaient à propos des choses qui les décevaient. Des choses difficiles.
J’avais connu une période relativement brève de somnambulisme infantile, trouble assez courant, et ça m’était vite passé. Personne ne s’en était inquiété, et personne n’y avait vu une réaction empathique à celui de ma mère, parce que cela avait précédé ses excursions nocturnes de près de dix ans. Presque dix années entières.
Elle m’a regardée et ses yeux sombres se sont rétrécis. Je savais qu’elle deviendrait une vraie bombe en grandissant, surtout quand elle serait en colère. Lorsque certaines personnes sont énervées, leur bouche s’affaisse et leur visage perd toute capacité d’expression. Pas Paige. Même à 12 ans, elle maîtrisait le regard de braise.
Je supposais que mon père aimait ma mère – ou du moins, croyait l’aimer, ce qui, je le comprenais même à cette époque, n’était pas pareil que d’aimer vraiment quelqu’un. J’étais moins convaincue que ma mère le lui rendait, mais je n’étais pas disposée à admettre tout haut pareil doute. Il n’était certainement pas question que j’en fasse part à Paige. Mais je me demandais parfois si ma mère n’était pas, de fait, trop intelligente, trop créative et peut-être même trop imaginative pour son mari professeur de littérature : un homme qui occupait un poste prestigieux dans une université réputée de Nouvelle-Angleterre. Un homme largement publié qui avait écrit deux biographies de poètes américains encensées par la critique. Annalee Ahlberg était probablement trop intelligente pour la plupart des hommes. En outre, elle souffrait de dépression : une des étagères de l’armoire à pharmacie dans la salle de bains parentale accueillait une garde d’honneur de flacons orangés d’antidépresseurs.
D’habitude, quand ils se disputaient, ils le faisaient de façon plutôt discrète, à coups de piques affûtées sur l’aiguisoir de la condescendance et du sarcasme. Le vocabulaire de mon père semblait s’élargir, tel un trou noir de mépris érudit. Ma mère s’exprimait moins bien – de façon moins verbale – mais elle était capable de plus de froideur, et d’encore plus de dédain dans ses silences.
L’homme survit grâce à son insensibilité, non son empathie, enseignait-il parfois à ses étudiants ; il ne cherchait pas à dénigrer l’espèce, il était simplement réaliste. Où trouverions-nous, expliquait-il, le courage d’affronter une nouvelle journée si nous n’étions pas capables de nous endurcir contre les atrocités qui touchent quotidiennement le monde : tsunamis, crashs aériens, terrorisme, guerres ? Et même lorsque la police avait, après l’avoir étudiée, écarté une piste – un prétendu témoin déclarant avoir vu une femme errer en chemise de nuit, ou la découverte d’un vêtement flottant dans la rivière à des kilomètres de là –, il la suivait de son côté jusqu’au bout. Au cours de ces premiers jours, ses investigations avaient souvent déconcerté les inconnus et exaspéré la police.
Parallèlement, il avait choqué le doyen de sa faculté et le président de l’université en les informant dès le dimanche du week-end de Labor Day – à peine plus d’une semaine après la disparition de sa femme – qu’il comptait toujours enseigner ce semestre. C’était, disait-il, la seule chose qui pourrait l’empêcher de succomber à toute cette folie.
Elle était encore assez jeune pour se croire une force de la nature. Elle rêvait encore quand elle ne dormait pas.
Il se demanda quelles cicatrices elle allait rapporter à Boston, comment sa mère la trouverait à son retour. Elle avait vu le pire de ce que l’humanité avait à offrir, se retrouvant brutalement plongée dans un monde de folie et de mort.
Si tu considères le désert comme un adversaire, tu perdras. Personne ne peut vaincre le désert. Personne ne devrait essayer.
Le temps, nous donne de l’espoir ; il ne devrait pas. Le temps est indifférent. Je savais que si j’arrivais à trouver le sommeil, celui-ci serait peuplé de rêves agités.
La danse du ventre et les cheveux blonds ne vont pas ensemble.
Quand vous estimez ne plus avoir aucune raison de vivre, la mort n’est pas spécialement effrayante.
Les liens ancestraux ont tendance à se distendre au fil du temps. L’intérêt que nous portons à nos origines, si essentielles pour les générations antérieures, s’amenuise et finit par disparaître.
Le sexe était redevenu une affaire de plaisir et n’avait plus eu pour but de fonder une famille.
Djemal Pacha en personne a été très clair : photographier les Arméniens s’apparente à photographier une zone de guerre. C’est de l’espionnage. De la trahison.
Je suis également issue d’une longue lignée d’individus qui mettent en doute nos motivations. Même les meilleures intentions peuvent être suspectes.