Maintes fois elle avait remarqué combien l'homme qui aimait et écoutait la forêt aimait aussi et écoutait les femmes - non quand elles bavardaient mais quand elles se taisaient, se bornant à être et à prononcer ces vibrantes paroles de silence qui sont le langage mystérieux de l'âme. Il en allait de même pour la forêt : elle n'était jamais si éloquente que silencieuse, quand nul vent n'en agitait le feuillage. Alors montaient des profondeurs, des racines jusqu'au faîtes des arbres, ces pensées d'abîmes qui ne sont qu'éloges de la lumière et nostalgie d'un ancien rayonnement.
- Est-elle loin d'ici, cette cité des nains ? demanda It'van.
Gnomeville était situé à trois cent kilomètres à peine de la termitière. S'il y allaient tous les deux, c'est-à-dire sans escorte, ils pourraient s'y rendre en une seule matinée.
- Ah ! Oui ? ironisa It'van. En volant, peut-être.
Précisément ! En volant ! Ils utiliseraient cette merveilleuse libellule du corps des limitrophes.
L'horloge saignait! A l'extrémité de l'aiguille des minutes, une goutte de sang perlait, qu'un rayon de soleil faisait étinceler comme un rubis. Et le doigt de métal avait laissé, en parcourant le cadran, une trace sanglante et comme un sillage de douleur. Un long moment je restai immobile, les yeux écarquillés, à contempler ce temps blessé puis je fis rapidement un pas en arrière. Un bruit nouveau, une vibration vague naissait dans la poitrine de l'horloge, qui graduellement s'amplifia pour aboutir à un éclatement vaste, sombre et caverneux. De toute la nuit accumulée dans ses profondeurs l'horloge sonnait à grands efforts une heure rauque et qui râlait.
"Comme tout le monde ou presque, Alain Geismar, 29 ans, "étudiant" né et habitant dans le XVIe arrondissement de Paris, prend la route du farniente au volant de sa Fiat 124 Coupé sport. Ce n'est que justice, après trente jours d'une révolution dont il a été le meneur infatigable, et maintenant fatigué. Samedi après-midi, Geismar se met au volant de son cabriolet Fiat de très belle allure et s'en va, avec trois amis, chercher un endroit verdoyant où l'on respire autre chose que les gaz lacrymogènes. La partie de campagne s'annonce belle. Elle l'est en effet jusqu'à Sancy-les-Provins, en Seine-et-Marne. Les automobiles à essence de pétrole ne sont pas de purs esprits : celle-là a très vite la pépie. Geismar s'arrête devant les pompes du garage Maurice et dit : « Le plein », d'un ton aussi sec que le réservoir.
« Vous n'avez droit qu'à dix litres, comme tout le monde, répond le pompiste.
- Mais je suis Alain Geismar !
- Raison de plus ! »
Intraitable, le pompiste déverse dix litres dans la voiture et raccroche son tuyau. Un billet de 10 francs à la main, il regarde ensuite disparaître son client trop célèbre et sursaute. Geismar n'a pas été loin : ses « stop » s'allument devant les pompes de la station concurrente, de l'autre côté de la Nationale 4. M. Maurice met le billet dans sa poche et prend ses jambes à son cou.
Il arrive au moment où la Fiat va démarrer, avec dix litres de plus dans le réservoir. Apparemment, Geismar a une longue distance à parcourir. Mais il ne va pas loin. M. Maurice se précipite à la portière du conducteur et lui reproche de faire des provisions d'essence, égoïstement. Geismar hasarde une allusion transparente à ceux qui se mêlent de ce qui ne les concerne pas. Le ton monte. Le garagiste invite sans phrases superfétatoires Geismar à descendre de son véhicule. Il a, paraît-il, des questions à lui poser au sujet de ses idées de réforme, qu'il n'a pas bien comprises. Mais Geismar est contre les examens, et il démarre.
M. Maurice est aussi pugnace qu'un contestataire en colère. Il traverse la route, prend un ami au passage et saute dans sa propre voiture. Il rattrape la Fiat à Esternay : Geismar s'est arrêté devant une pompe. Décidément, ce n'est plus une précaution, c'est devenu un tic. Le même dialogue se renoue. Le ton est encore monté d'un ou deux degrés. Geismar refuse toujours de descendre de voiture, de s'expliquer, de dire tout le bien qu'il pense de la société. Excédé, M. Maurice prend alors une barre de fer et casse les unes après les autres les vitres de la Fiat. Des coups vengeurs s'abattent sur la carrosserie. De plus en plus non violent, Geismar profite d'un temps mort pour appuyer sur l'accélérateur de ce qui était naguère une voiture en parfait état.
M. Maurice remonte à son tour en voiture et se dirige vers la gendarmerie la plus proche. Il signale au brigadier de service qu'une Fiat indéfinissable et très abîmée est en train de rouler, probablement en direction de la plus proche pompe à essence, et qu'il conviendrait de la stopper par souci de sécurité. Il regagne Sancy-les-Provins, la conscience parfaitement tranquille.
« Il fallait lui montrer, à ce monsieur, comment ça se passe quand on casse les voitures des autres », explique M. Maurice à ses voisins admiratifs." (Christian Charrière, Le Printemps des enragés, 1968, p.367)
Nous croyons regarder la nature et c'est la nature qui nous regarde et nous imprègne.
Evariste se leva et, se dissimulant dans l'angle de la fenêtre, observa à son tour. Devant lui, à une centaine de mètres, c'était un infini pullulement, une foule, une houle de monstrueux insectes en marche, océan cuirassé, mandibulé, nasuté -une multitude aux pétioles qui tanguaient, aux pattes énervées et crissantes et aux antennes dressées comme ajoncs sur le bord d'un étang. Des centaines, oui, des centaines et même des milliers de termites velus, branlus, aux têtes en seringue, en grabauds, en curnules, des milliers de termites craviphères qui estébaient leurs crakis, ondulaient, bignaient, clafoutaient et strattaient sans relâche. De cette masse crapotante montait jusqu'aux narines des laineux une odeur de vieille outre, de glaise noire, de cave et de champignonnière. En première ligne, précédant de plusieurs longueurs le peuple des soldats et des ouvrières, marchaient trois énormes guerriers dont la taille devait certainement dépasser les deux toises, trois gros boutards hirsutes et cuirassés. L'un était armé d'une tête démesurée en forme de tromblon, l'autre de mandibules évoquant par leur aspect la pince unique et rouge des crabes de cocotiers, le troisième montrant au bout d'un arrière-train mafflu et disproportionné un aiguillon si étincellant qu'on l'eût dit de métal.
Le chef des Émeraldiens avait sursauté : atteindre Paris? Mais c'était de la folie pure ! Le Fondeur n'avait aucune idée du caractère infranchissable de la forêt d'Iscambe, jungle si épaisse que parfois il fallait une journée entière pour parcourir ne serait-ce qu'une centaine de pas. Et puis, dans cet amas de végétation en furie, parmi les marécages dont le vent poussait parfois jusqu'à l'haleine méphitique, vivaient des monstres étranges, des abominations redoutables, résultat de ces embardées de la nature que les bombes avaient jadis provoquées. Le Fondeur n'y aurait pas encore introduit le bout de son nez qu'il serait déjà dévoré par des fauves cornus, velus, griffus, dont il ne soupçonnait pas l'existence. Quant à Paris, il n'était même pas sûr que cette cité fabuleuse fût réelle. Peut-être était-elle de la même étoffe vaporeuse dont les archipels laineux étaient constitués, autant dans ce cas-là vouloir étreindre un nuage.
Tout le malheur des hommes vient de ce qu'ils vont chercher beaucoup trop loin ce qui est tout près d'eux. N'es-tu pas de mon avis?
It'van partageait cette conviction à une nuance près toutefois. Il pensait qu'il était nécessaire à l'homme d'aller au loin pour se libérer des monstres établis dans la forteresse de l'origine. Pour reprendre les expressions employées par Mastoc, il lui fallait emprunter le chemin barré d'épreuves qui conduit au "là-bas" afin de revenir ensuite et de savourer l'"ici" dans toute sa plénitude. Avant, il en aurait été incapable.
Sois en harmonie avec toi-même. Célèbre en toi les épousailles de l'instinct et de l'intelligence et tu triompheras de tes ennemis. Même quand tu dors, l'être obscur que tu contiens doit être sans cesse en éveil, comme un grand duc dans la nuit épaisse. Et s'il sait que tu l'écoutes, que tu lui attribues grande importance, alors il t'enverra maints messages dont tu tireras profit.
Il lui restait encore à sectionner quelques liens qui l'entravaient - des liens qui l'empêchaient d'être totalement présent au monde et le tiraient légèrement en arrière, au point de créer une distance entre la pulpe du fruit et la sensation éprouvée. Étrange, n'est-ce pas, à quel degré l'être humain pouvait être ligoté et garrotté, obstrué et manipulé, sans même qu'il le sût. Et cent fois étranges ces figures au fond de nous-mêmes qui sont les vrais maîtres du jeu, véritables dictateurs qui nous imposent des comportements universels.