Citations de Claire Oshetsky (22)
La vie consiste-t-elle à s’éloigner sans cesse de son véritable moi, au fur et à mesure qu’on est façonné par des écoles spécialisées et des codes sociaux ? Puis-je me fier à ce que je pense en ce moment ? Est-ce réellement ce que je pense ?
Je me demande depuis combien de temps je suis manipulée par les messages subliminaux d’un fœtus. Je me demande si c’est un cheminement commun à toutes les futures mères : d’abord, nous portons un regard parfaitement lucide sur la menace existentielle qui grandit à l’intérieur de notre corps, puis progressivement les impératifs de l’évolution l’emportent sur les objections rationnelles, la volonté de survivre, et les besoins du bébé sur ceux de l’hôte, tant et si bien qu’à la fin, nous, les femmes, en sommes réduites à être l’instrument heureux et consentant de notre propre destruction.
Je sais qu’elle doit s’en vouloir de ne pas avoir réussi à se conduire en amie. Les gens se disent toujours : « Oh, il ne faut pas que j’abandonne cette pauvre femme qui est coincée chez elle avec ce pauvre, pauvre bébé. Je dois penser à l’appeler un de ces quatre. » Mais les jours et les semaines se succèdent et, pour finir, même les plus généreux s’autorisent à oublier leur promesse, parce que la vie est plus facile quand on ne se laisse pas embêter par les bonnes intentions.
De toutes mes belles-sœurs, l’avortée secrète est celle pour qui j’éprouve le plus d’affection. Comme moi, elle a senti le jugement froid d’un clan qui ne voit en nous que des pièces rapportées, des membres temporaires.
« Je suis enceinte. »
Je redoute de le regarder dans les yeux. Alors je fixe le sol. Je remarque qu’il aurait besoin d’un bon coup de serpillière. Puis je me fais la réflexion que les serpillières ne permettent jamais de nettoyer à fond. Ce qui m’amène à penser au ménage en général : une bataille perdue d’avance contre le chaos.
C’est donc ça la maternité ? Être en conflit irrationnel et permanent avec la chair de sa chair ? Être inlassablement remise en question par la volonté obstinée d’un être sans logique ni raison, qui finit toujours par gagner ?
Après l’échec de la méthode ferme, ton père entre dans une phase d’agitation constante à ton sujet. Il s’est mis en tête qu’il sera bientôt trop tard pour te sauver. En seulement quelques mois, il t’a emmenée chez le Dr Lupron, le Dr Cannabis thérapeutique, le Dr Javel, le Dr Stimulation Magnétique Transcrânienne. Il y a des médecins, encore des médecins et après ça des pseudo-médecins et des proto-médecins et des non-médecins. Il y a des spécialistes et des super-spécialistes et des soi-disant-spécialistes. Si je tente d’intervenir, il m’accuse de ne pas penser à toi, il me rappelle mes erreurs et m’inculque ses idées au marteau piqueur jusqu’à ce qu’elles me rentrent dans la tête.
Je ne me ferai jamais à la façon dont les gens réagissent dès qu’ils ont affaire à un enfant un tant soit peu différent du reste du troupeau.
Je me fais la réflexion que tous les nouveaux-nés sont d’une laideur repoussante.
Ce jour-là, tu viens de t'endormir après une colère particulièrement épique et tu exhales de légers soupirs, pendant que je ramasse les bris de verre et la confiture de fraises par terre, et que je nettoie ton caca sur les murs. ton père entonne une fois de plus sa ritournelle sur l'établissement spécialisé.
Je commence à prendre la mesure du cadeau qui m’a été fait. Je me sens terrassée et émue. Les oiseaux me disent que ma vocation, en tant que mère, sera de t’apprendre à être toi-même – et de respecter la vie sauvage en toi, enfant-chouette –, au lieu de te modeler à ma convenance, ou à la convenance de ton père.
Pourquoi le sommeil est-il si proche de la mort ?
A cet instant, alors que je m'accroche tant bien que mal, entourée de cet ensemble vaillant et exubérant, je suis subjuguée par la beauté du monde sauvage, et je pleure un peu à l'idée que l'enfant-chouette m'ait choisie, moi parmi tant d'autres qui n'auraient peut-être pas eu la ténacité nécessaire pour veiller sur cette jeune vie exceptionnelle. Je commence à prendre la mesure du cadeau qui m'a été fait. Je me sens terrassée et émue. Les oiseaux me disent que ma vocation, en tant que mère, sera de t'apprendre à être toi-même – et de respecter la vie sauvage en toi, enfant-chouette-, au lieu de te modeler à ma convenance, ou à la convenance de ton père.
Mon mari me touche de moins en moins, à cause du dégoût que lui inspire mon odeur faisandée, et parce qu’il ne sait que faire de ma silhouette monstrueusement enceinte. C’est comme si une boule de bowling s’était glissée entre nous. Il ne sait plus comment me prendre. Il m’enveloppe de ses bras de pierre et je me rends compte qu’il m’a manqué.
C'est donc ça, la maternité. Je réfléchis. Je réfléchis aux devoirs solitaires, cruels et incessants de la maternité Je réfléchis aux prodiges tendre, doux et asservissants de la maternité. Je réfléchis au mystère de ton être, petite inconnue, et à la personne que tu vas devenir.
Faire souffrir un autre être vivant ne te causait manifestement aucun remords. Je n’ai pas voulu intervenir - je craignais que tu ne te méprennes sur le sens de la leçon -, néanmoins, la scène m’a horrifiée et j’ai été choquée par ton absence de compassion. J’ai dû me répéter que les chouettes n’étaient pas des animaux grégaires. Tu es une prédatrice née. Je dois museler mes pensées canines intermittentes, et ne pas oublier que, pour être la meilleure enfant-chouette possible, ce n’est pas d’empathie dont tu as besoin. Tu dois être forte, solitaire et impitoyable.
C’est à se demander comment on peut accepter d’être mère, quand on sait que la maternité est une source inévitable de conflit et de remords, et qu’elle conduit tout droit à la mort et à l’éviscération.
(p. 96, Chapitre 4).
Ma mère souffrait d’ornithose chronique, une maladie qui l’empêchait de sortir et la privait de compagnie et d’amitiés féminines. Je savais qu’elle m’aimait, mais j’ignorais si ce que je ressentais pour elle était de la tendresse ou une forme de pitié diffuse.
Arrive le moment où tu refuses carrément mon sein. Tu sembles plus intéressée par ma chair. Le sang se mêle au lait. Jamais je ne me suis sentie aussi seule au monde, enfant-chouette. C'est peut-être le cas de toutes les jeunes mamans, mais, au moins, elles ont autour d'elles des parents et des proches pour leur assurer que leur bébé est adorable et que le mal qu'elles se donnent pour le maintenir en vie est justifié. Alors que je suis une mère isolée. Personne d'autre que moi ne t'estime digne de tous ces efforts. [...]
Nos sorts sont liés, désormais. Une dois encore, la nécessité accouche d'une grande idée. Je me souviens de ton goût prénatal pour le foie cru et je m'interroge : serait-ce simplement que tu es prête à consommer de la nourriture solide ?
Mais les jours et les semaines se succèdent et, pour finir, même les plus généreux s’autorisent à oublier leur promesse, parce que la vie est plus facile quand on ne se laisse pas embêter par les bonnes intentions.