Accompagné par Hakim Hamadouche au mandoluth
Rencontre animée par Amélie Cordonnier
Chanteur et parolier du groupe Feu! Chatterton, Arthur Teboul est l'une de ces voix talentueuses qui, brouillant les frontières entre les genres, réenchantent de manière originale la scène musicale. Venu à la musique par la littérature, Arthur Teboul plaide pour un monde où la poésie aurait une plus grande part. Recueil autant que manifeste, le Déversoir, son premier livre, répond à ce besoin profond. Car à côté des périodes d'écriture de ses chansons, Arthur Teboul a pris l'habitude de composer ce qu'il appelle des poèmes minute. Entre le poème en prose et le récit onirique, ce sont de courts textes pleins de mystère, d'inventions, de drôlerie et de beauté qui sont ainsi rassemblés dans cet ouvrage. Cette soirée sera donc l'occasion de découvrir les différentes formes d'écriture d'Arthur Teboul et son amour pour la poésie.
« Ce qu'on s'autorise à espérer
Prend racine quelque part »
Le Déversoir, Arthur Teboul
À lire Arthur Teboul, le Déversoir, éd. Seghers, 2023.
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Tu t’es traînée ton mal de vivre en bandoulière, comme un sac à main. Tu l’avais choisi grand, alors autant le remplir un max. Il était plein à craquer de ses insultes, de ton chagrin, de tes peurs, et pire encore de mille regrets. Tu te sentais misérable et malheureuse comme les pierres. C’était les « larmes aux paupières, au jour qui meurt, au jour qui vient ». Et tu avais souvent envie que le jour ne revienne pas.
« Quand papa se marre en déclarant que tu pisses comme une grosse vache degueulasse, c’est péjoratif ça ? - Oui, c’est péjoratif. « La version laudative, ça pourrait être quoi ? » Tu réfléchis deux minutes : « Votre Altesse, de l’or coule entre vos fesses! ». Il rit. Toi aussi. La formule le réjouit, alors il se redresse et prend un air théâtral pour la déclamer. « Votre Altesse, de l’or coule entre vos fesses! »
Josette avait engrangé un nombre incalculable de figurines en tous genres, recouvertes de poussière. La collection de bateaux, celle de chats en porcelaine, de cœurs, de canards en bois, de poupées anciennes et de boules de neige. Il a fallu des litres d’huile de coude et près de quatre-vingts sacs-poubelles pour faire place nette. Un vrai crève-cœur de devoir se séparer de tout ça. Tu avais suggéré à Aurélien de garder un exemplaire, mais pas plus, de chacune des collec’ de Josette. Pour la famille des nains de jardin, vous avez toléré une entorse à la règle. Trois d’entre eux trônent aujourd’hui encore dans la cuisine ouverte sur le salon. C’est sous leur œil goguenard et leur mine renfrognée que tout a éclaté.
Ce que tu as préféré, c’est toutes les fois, comme celle-là, où vous n’avez pas pu baiser. Pas de porche, pas de banc, aucun renfoncement sur le trottoir où vous cacher. Tu dis que c’est ce que tu as préféré, pas parce que le plaisir de ne rien faire était supérieur à celui de t’envoyer en l’air, non, rien ne vaudra jamais cette jouissance-là. Si tu as adoré toutes ces fois où rien n’a pu se passer, c’est parce que jamais auparavant tu n’avais senti le désir cogner en toi avec une telle intensité.

C'est comme si en retirant le tapis, la table de nuit, ses livres et tous ses habits, Isabelle avait fait sauter une digue, comme si plus rien ne retenait sa souffrance longtemps diluée dans la nonchalance de la routine et qu'elle s'écoulait maintenant dans un torrent déchaîné. La douleur irradie en lui, se propage à une vitesse fulgurante dans tout son corps. Ce qui le crible à ce moment-là, ce n'est ni la désolation ni le manque, mais le sentiment abyssal de la perte. Une perte abominable, dont il n'est pas sûr de pouvoir se remettre. Ni même de le vouloir. Peut-être qu'elle finira par avoir sa peau et alors il mourra, comme ça. La bouche bêtement ouverte et la main sur la poitrine. Tranquille enfin. Il prend tout à coup conscience qu'une partie de lui a disparu en même temps que tous les gestes qu'Isabelle ne fait plus. En s'éteignant, le sexe a tué bien plus de choses entre eux qu'il ne l'avait imaginé, et sûrement bien plus encore qu'il n'accepte de l'admettre. Son histoire avec Isa hoquette, leur vie à deux crève sans bruit. Et cette agonie l’anéantit. p. 99-100
Pas question de passer ton tour. La garde alternée, tu ne pourrais pas. Ça ferait combien d’histoires du soir de perdues ? Bien sûr, tu n’as pas le droit de dire ça, comme t’a répliqué Anna l’autre jour. Parce que quand on n’a pas le choix, on prend sur soi. On fait avec et on finit par s’habituer. On s’habitue à tout. À perdre, à souffrir, à manquer. Tu le sais.
Ne surtout pas écouter les horreurs qu'il dégueule tout doucement pour ne pas réveiller les enfants. Ne plus bouger, faire la morte et prier pour ne pas le devenir quand l'air commence vraiment à manquer. La phrase de Despentes, en boucle dans ta tête : " La colère est une pute qui n'a pas froid aux yeux."
Aurélien finit par te libérer. Cela se termine aussi subitement que ça a commencé. Tu récupères ton roman en silence. Les lignes dansent sous tes yeux secs. C'est ta façon discrète de trembler.
( p 83)
Sept ans, c’est beaucoup. Mais ce n’est pas assez. Et toi qui croyais qu’il était guéri pour toujours ! C’est vraiment trop bête. Tellement dommage, surtout. Soudain la déception te coupe le souffle. Tu as le cœur lourd de tous ces rêves piétinés. Est-ce qu’il n’aurait pas mieux valu savoir que tout allait s’arrêter ? Et que sept ans plus tard tout recommencerait. Savoir d’entrée de jeu que ça ne durerait pas. Que le chagrin ne fait finalement toujours que se reposer ?
Il ne faut pas que les masques tombent. Surtout pas. Que deviendrait-elle sans le sien? Elle perdrait tout. Car elle le porte depuis sa naissance finalement, et il épouse si parfaitement son visage qu’elle ne s’était même pas aperçue de son existence. Alors masque ou cagoule, au fond quelle différence? Autant les enfiler et ne jamais les quitter. Ses paupières tremblent, qu’elle relève de moins en moins vite. Compter jusqu’à trois puis les rouvrir. Un deux trois. Ça va, personne devant. Un deux trois. Ses yeux cillent, cillent. Mais qu’importe, le platane c’est seulement dans les mauvais films. Un deux trois, encore une fois. Elle tente de garder le cap et le volant bien droit. Mais le sommeil joue les sirènes, l’appelle, l’appelle. Un deux trois. Fermer les yeux. p. 189
"Non, ce qui l’assomme et la dévaste, c’est l’incompréhension et la peur. La peur inavouable de ne pas réussir à aimer cet enfant, ce bébé à la couleur non identifiée, qui n’a rien à voir, mais alors rien du tout avec celui qu’elle désirait."