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Citations de Claude Debussy (54)


SIEGFRIED WAGNER.

M. Siegfried Wagner porte alertement le lourd héritage de gloire qu’a laissé son illustre père… Il n’a même pas l’air de s’en douter, tant son attitude sèche et minutieuse a de tranquille assurance. Sa ressemblance avec son père est grande, mais c’est une reproduction à laquelle il manque le coup de pouce de génie de l’original… Dans sa jeunesse on le destinait, paraît-il, à l’architecture ? Rien n’apprendra jamais si l’architecture a beaucoup perdu à ce qu’il ait obliqué par la suite vers la musique. On ne peut affirmer davantage que cette dernière y ait beaucoup gagné ? À tout prendre, c’est assurément d’un fils respectueux d’avoir tenu à continuer ce que le père avait commencé ; seulement, ces choses-là ne se font pas avec la facilité que l’on peut mettre à reprendre un commerce de bonneterie. Il n’est pas question que Siegfried ignore ce qu’il y a d’infranchissable pour lui dans l’œuvre de son père, mais le fait qu’il ait passé outre contient un sentiment où la plus enfantine des vanités se complique du désir d’honorer une chère mémoire par un travail dédicatoire. Il était d’autre part difficile d’échapper à l’atmosphère ensorcelante de Bayreuth et de ne pas essayer de boire le fond de la coupe du vieux magicien ; il n’est malheureusement resté que la lie du breuvage magique, et ça ne sent plus que le vinaigre. Ces réflexions me sont venues en écoutant les fragments du Duc Wildfang, comédie musicale en trois actes de S. Wagner. C’est de la musique honorable, sans plus ; quelque chose comme un devoir d’écolier qui aurait étudié chez R. Wagner, mais dont ce dernier ne se serait pas beaucoup inquiété.

M. S. Wagner, en jouant la Siegfried-Idyll, qu’il dirige fort bien du reste, aurait dû peut-être écouter le conseil persuasif de l’amour maternel qui monte doucement de cette œuvre. Elle lui conseillait d’aller libre et joyeux dans la vie, d’ignorer le souci et le désir décevant de la gloire. Elle murmurait son nom et l’entourait d’une lumière qui ne devait plus s’éteindre. Pourquoi a-t-il aspiré à des clartés nouvelles qui resteront douteuses et lui laisseront, malgré tout, le seul titre du fils de Richard Wagner, le seul enviable à mon avis ?

Pourtant, l’âme d’autrui est une forêt obscure où il faut marcher avec précaution. Siegfried Wagner doit avoir des raisons plus fortes que celles par quoi j’essaye de l’expliquer. Comme chef d’orchestre, il m’a paru inférieur à ce qu’exporte habituellement l’Allemagne. Entre autres : M. Weingartner est plus compréhensif et M. Nikisch plus décoratif. Puis, pourquoi tant de minutie dans l’exécution de la Symphonie en la de Beethoven ? ça la diminue en la rendant même un peu ridicule.
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RICHARD WAGNER.

La Société des Grandes Auditions de France ne m’a pas admis à l’honneur d’entendre l’exécution de Parsifal qu’elle vient de donner au Nouveau-Théâtre par les soins de M. Alfred Cortot. M. Cortot est le chef d’orchestre français qui a le mieux profité de la pantomime habituelle aux chefs d’orchestre allemands… Il a la mèche de Nikisch (celui-ci est d’ailleurs Hongrois) et cette mèche est attachante au dernier point par le mouvement passionné qui l’agite à la moindre nuance… Voici qu’elle tombe mélancolique et lassée aux endroits de douceur, de façon à intercepter toute communication entre M. Cortot et l’orchestre… puis voici qu’elle se relève fièrement aux endroits belliqueux… à ce moment M. Cortot avance sur l’orchestre et pointe un menaçant bâton, ainsi que font les « Banderilleros » lorsqu’ils veulent déconcerter le taureau… (Les musiciens d’orchestre ont un sang-froid de Groënlandais, ils en ont vu bien d’autres). Comme Weingartner, il se penche affectueusement sur les premiers violons en leur murmurant d’intimes confidences ; se retourne vers les trombones, les objurgue d’un geste dont l’éloquence peut se traduire ainsi : « Allons, mes enfants, du nerf ! Tâchez d’être plus trombones que nature », et les trombones dociles avalent consciencieusement leurs cylindres.

Il est juste d’ajouter que M. Cortot connaît Wagner dans ses moindres replis et qu’il est parfait musicien. Il est jeune, son amour de la musique est très désintéressé ; voilà assez de raisons pour ne pas lui tenir rigueur de gestes plus décoratifs qu’utiles.

Pour revenir à la Société des Grandes Auditions, a-t-elle voulu, en me privant de Parsifal, me punir de mon iconoclasie wagnérienne ? Craignit-elle une attitude subversive ou quelque bombe ?… Je ne sais, mais je penserais plus volontiers que ces sortes d’auditions sont faites pour ceux qu’un titre nobiliaire ou de haute société autorise d’assister à ces petites fêtes avec une élégante indifférence pour ce que l’on y joue. La sûre gloire du nom inscrit au programme y dispense d’avoir des lumières et permet d’écouter avec soin le dernier potin, ou de contempler le si joli mouvement de nuque qu’ont les femmes en n’écoutant pas la musique. Pourtant, que la Société des Grandes Auditions prenne garde !… Elle va faire de la musique de Wagner le dernier salon où l’on cause. À tout prendre, c’est agaçant, ce côté de l’art wagnérien qui a d’abord exigé de ses fidèles des pèlerinages coûteux, accompagnés de pratiques mystérieuses. Je sais bien que l’« Art-Religion » était une des idées favorites de Wagner et qu’il avait raison, cette formule étant la meilleure pour aliéner et retenir l’imagination d’un public, mais cela a mal tourné en devenant une sorte de Religion-Luxe qui forcément en excluait beaucoup de gens plus riches en bonne volonté qu’en métal… La Société des Grandes Auditions continuant ces traditions d’exclusivisme me semble aboutir à l’« Art-Mondain » (détestable formule). Wagner, quand il était de bonne humeur, aimait à affirmer qu’il ne serait jamais si bien compris qu’en France. Entendait-il par cela des exécutions purement aristocratiques ? Je ne le crois pas… (Le roi Louis II de Bavière l’agaçait assez déjà par des questions d’arbitraire étiquette ; sa sensibilité orgueilleuse était trop avertie pour ne pas savoir que la seule vraie gloire ne peut venir que d’une foule et non d’un public plus ou moins filtré et doré.)

On peut donc craindre que ces exécutions, dont le but avoué est la diffusion de l’art wagnérien, ne servent qu’à l’éloigner de la sympathie des foules, façon sournoise de le démoder. — Je ne saurais dire qu’elles hâteront sa fin totale, car il ne pourra jamais complètement mourir. Il subira le déchet fatal, mainmise brutale du temps sur les plus belles choses ; il en restera tout de même de belles ruines à l’ombre desquelles nos petits-enfants iront rêver sur la grandeur passée de cet homme auquel il n’a manqué que d’être un peu plus humain pour être tout à fait grand.

Dans Parsifal, dernier effort d’un génie devant lequel il faut s’incliner, Wagner essaya d’être moins durement autoritaire pour la musique ; elle y respire plus largement… Ça n’est plus cet essoufflement énervé à poursuivre la passion maladive d’un Tristan, les cris de bête enragée d’une Isolde ; ni le commentaire grandiloquent de l’inhumanité d’un Wotan. Rien dans la musique de Wagner n’atteint à une beauté plus sereine que le prélude du troisième acte de Parsifal et tout l’épisode du Vendredi-Saint, quoique à vrai dire la leçon spéciale que Wagner tirait de l’humanité s’y manifeste quand même dans l’attitude de certains personnages de ce drame : regardez Amfortas, triste chevalier du Graal qui se plaint comme une modiste et geint comme un enfant… Sapristi ! quand on est chevalier du Graal, fils de roi, on se passe sa lance à travers le corps, on ne promène pas une coupable blessure à travers de mélancoliques cantilènes, cela pendant trois actes. Quant à Kundry, vieille rose d’enfer, elle a beaucoup fourni de copie à la littérature wagnérienne ; j’avoue mon peu de passion pour cette pierreuse sentimentale. Le plus beau caractère dans Parsifal appartient à Klingsor (ancien chevalier du Graal, mis à la porte du Saint-Lieu pour des opinions trop personnelles sur la chasteté). Celui-ci est merveilleux de haine rancuneuse ; il sait ce que valent les hommes et pèse la solidité de leurs vœux de chasteté avec de méprisantes balances. Ce de quoi l’on peut arguer sans effort que ce magicien retors, ce vieux cheval de retour, est non seulement le seul personnage « humain », mais l’unique personnage « moral » de ce drame où se proclament les idées morales et religieuses les plus fausses ; idées dont le jeune Parsifal est le chevalier héroïque et niais.

En somme, dans ce drame chrétien, personne ne veut se sacrifier ! (le sacrifice est pourtant l’une des plus belles vertus chrétiennes) et si Parsifal retrouve sa lance miraculeuse, c’est grâce à cette vieille Kundry, la vraie sacrifiée dans cette histoire ; double victime offerte aux manigances diaboliques d’un Klingsor et à la sainte mauvaise humeur du chevalier du Graal. L’atmosphère en est certainement religieuse, mais pourquoi certaines voix d’enfants ont-elles de si louches enroulements ? (Pensez une minute à ce que cela aurait pu contenir d’enfantine candeur si l’âme de Palestrina avait pu en dicter l’expression ?)
Tout ce qui précède ne regarde que le poète qu’on a coutume d’admirer chez Wagner et ne peut atteindre en rien la partie décorative de Parsifal ; elle est partout d’une suprême beauté. On entend là des sonorités orchestrales, uniques et imprévues, nobles et fortes. C’est l’un des plus beaux monuments sonores que l’on ait élevés à la gloire imperturbable de la musique.
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THÉÂTRE POPULAIRE.

Depuis quelque temps déjà, on s’inquiète de divers côtés de développer dans l’âme du peuple le goût des arts en général et de la musique en particulier. Pour l’histoire, je citerai : le Conservatoire de Mimi Pinson, où M. Gustave Charpentier met en pratique les théories chères à son jeune génie. C’est ainsi qu’il donne le goût de la liberté, aussi bien dans l’art que dans la vie, à des jeunes filles dont l’esthétique se bornait jusqu’ici : au Nord par P. Delmet, au Sud par Pierre Decourcelle… Maintenant, elles savent les noms de Gluck, A. Bruneau ; et leurs jolis doigts fuselés, si adroits à chiffonner les rubans, caressent la harpe chromatique de M. G. Lyon. — Elles feront certainement de charmantes jeunes femmes, au lieu des impertinentes petites bourgeoises qu’elles se préparaient à être.

Du même coup sombre la gloire des Noces de Jannette, et quant à la Dame Blanche, elle n’en a pas pour longtemps…

Chevaliers félons et méchants
Qui tramez complots malfaisants…


vous n’aurez plus à vous inquiéter de prendre garde à cette vieille dame. (Je ne parle pas des romances où « Mignon regrette sa patrie » et d’autres jeunes personnes, des « bouquets fanés », car elles sont dans le plus frais de tes lacs, ô Norvège !)

Nous avons aussi le « Théâtre-roulotte » de M. Catulle Mendès (c’est d’ailleurs une charmante idée), puis l’œuvre des « Trente Ans de Théâtre », préconisée par M. A. Bernheim, qui promène la gravité de la Comédie-Française dans des endroits contradictoires.

Pour mon humble part, j’ai assisté à des tentatives de diffusion d’art dans le public ; j’avoue n’en avoir conservé qu’un souvenir de profonde tristesse… Généralement les personnes qui assument ces tentatives y apportent une espèce de bonne volonté condescendante dont les pauvres gens sentent fort bien le forcé et le convenu. — Il est certain qu’ils se décident toujours à rire, ou à pleurer, selon l’événement. Ça n’est tout de même pas franc ! Il y a un sentiment d’envie instinctive qui plane, équivoque, sur cette vision de luxe apportée pour un moment dans toutes ces vies mornes : les femmes estiment les toilettes avec un rire faux, les hommes comparent, se troublent… et rêvent d’impossibles fêtes. D’autres regrettent leurs dix sous, et tout ça rentre tristement manger la soupe… qui est manquée ce soir-là, — elle a un peu le goût salé des larmes, croyez-le bien !

Certes, j’aperçois le bien-fondé de ces ambitions sociales et de ces enthousiasmes de prophètes. Rien n’est plus excitant que de jouer au petit Bouddha avec un œuf et deux verres d’eau par jour et de donner le restant aux pauvres ; de ruminer d’interminables rêveries cosmogoniques, panthéistes ; des salades de nature naturante, des confusions voluptueuses du moi et du non-moi se résorbant dans le culte de l’âme universelle… C’est très joli, ça fait bien dans les conversations ; malheureusement, ça n’est pas pratique pour deux sous ; ça peut même donner des résultats dangereux

Si, en effet, il est juste de fournir des spectacles au peuple, il faut s’entendre sur la nature des dits spectacles. Le mieux serait peut-être de reconstituer les anciens jeux du cirque des empereurs romains. Nous avons le Jardin des Plantes qui se ferait un devoir de prêter ses meilleurs pensionnaires ; les vieux lions, qui bâillent d’ennui lourd de contempler d’éternels tourlourous et de quotidiennes bonnes, en retrouveraient tout de suite leur native férocité. Trouverait-on plus difficilement des dilettanti assez passionnés pour se laisser dévorer ? Après tout, on ne sait pas ?… En y mettant le prix…

Enfin n’y pensons plus, et revenons au Théâtre Populaire. — On croit avoir répondu à tous desiderata en y faisant jouer soit des pièces de l’ancien répertoire, soit des vieux drames essoufflés de romantisme.

Ça n’est pas admirable d’effort… Ce qu’il faudrait trouver, il me semble, c’est une forme d’art qui puisse s’adapter, par l’esprit autant que par le décor, au plus grand nombre. — Ici, je ne prétends pas formuler la vérité, mais ne pourrait-on pas se souvenir des Grecs ?

N’est-ce pas dans Euripide, Sophocle, Eschyle, qu’on trouve ces grands mouvements d’humanité, aux lignes simples, aux effets si naturellement tragiques, qu’ils peuvent être compréhensibles aux âmes les moins filtrées comme les moins prévenues. — (Pour s’en convaincre, que l’on veuille bien imaginer la représentation de l’Agamemnon d’Eschyle, si admirablement traduit par Paul Claudel.)

Ne serait-ce pas plus près du peuple que toutes les finesses psychologiques ou mondaines du répertoire contemporain ? Quand il s’agit de faire oublier à des êtres leurs préoccupations domestiques, on ne saurait employer de trop sublimes moyens ; le but étant de les arracher à la vie, il est plutôt nuisible de leur en montrer des transpositions trop exactes, si réussies qu’elles soient.

Ceci m’amène à parler de cet Opéra Populaire, préoccupation récente, dont la réalisation présente les plus sérieuses difficultés… À la grande rigueur, on peut improviser un comédien, l’ancien Théâtre Libre en est un exemple véridique ; il n’existe pas encore de moyens suggestifs assez puissants pour enjoindre au premier passant venu de jouer de la contrebasse. Sans en avoir l’air, ce petit fait a une extrême importance !… Pour un Opéra, il faut un orchestre ; où le trouvera-t-on ? Il faut des chanteurs, des choristes, etc. Que va-t-on jouer ? Des œuvres de l’ancien répertoire, comme chez le voisin, quelque vieille Juive ou la poussiéreuse Muette de Portici ?

Eh bien, si l’on veut, pendant un instant, ne pas croire à un voyage en Utopie, il y a moyen de tout concilier en réunissant le Théâtre Populaire à l’Opéra Populaire, et cela en revenant, ainsi que je l’écrivais plus haut, à la formule théâtrale des anciens Grecs. Retrouvons la Tragédie, en augmentant son décor musical primitif des ressources infinies de l’orchestre moderne et d’un chœur aux innombrables voix ; sans oublier non plus ce qu’on pourra tirer d’effet total de la Pantomime et de la Danse, en en développant le jeu lumineux à l’extrême, c’est-à-dire à la mesure d’une foule. Pour cela, on trouverait de précieux renseignements dans les divertissements que donnent les princes javanais, où la séduction impérieuse du langage sans paroles qu’est la Pantomime atteint presque à l’absolu, parce qu’il procède par des actes et non par des formules. — C’est la misère de notre théâtre que nous ayons voulu le limiter aux seuls éléments intelligibles.

Cela serait tellement beau qu’il deviendrait impossible de supporter autre chose… Paris serait enfin un lieu où accourraient, pèlerins de la Beauté, les peuples de l’Univers. — Pour conclure, tâchons d’être généreux. Pas de petites entreprises basées sur d’hypocrites spéculations. Comme il faut absolument construire un théâtre, aucun de ceux qui existent ne pouvant servir, que le Conseil municipal et l’État tâchent de s’entendre, une fois n’est pas coutume.

Surtout, pas un théâtre où l’or accroche désagréablement l’œil. Une salle de gaîté claire et accueillante à tous. (Je n’ai pas besoin d’indiquer la nécessité de places entièrement gratuites.) Au besoin, que l’on fasse un emprunt. Jamais il n’en sera fait qui ait des raisons plus hautes et plus strictement nationales.

En outre, il y a une loi de beauté qu’il importe de ne pas oublier ! Malgré l’effort de quelques-uns, nous semblons marcher vers cet oubli, tant la Médiocrité, monstre à mille têtes, a de fidèles dans les sociétés modernes.
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BEETHOVEN.

Dimanche dernier il faisait un temps charmant et irrésistible. Le soleil essayait ses premiers rayons et semblait narguer toute tentative d’entendre n’importe quelle musique… Un temps à faire revenir les hirondelles, si j’ose ainsi m’exprimer.

M. Weingartner en profita pour diriger, ce jour-là, l’orchestre des Concerts Lamoureux. On n’est pas parfait.

Il a d’abord dirigé la Symphonie Pastorale avec le soin d’un jardinier méticuleux. C’était si proprement échenillé qu’on avait l’illusion d’un paysage verni au pinceau, où la douceur vallonée des collines était figurée par de la peluche à dix francs le mètre et les arbres frisés au petit fer.

En somme, la popularité de la Symphonie Pastorale est faite du malentendu qui existe assez généralement entre la nature et les hommes. Voyez la scène au bord du ruisseau !… Ruisseau où les bœufs viennent apparemment boire (la voix des bassons m’invite à le croire), sans parler du rossignol en bois et du coucou suisse, qui appartiennent plus à l’art de M. de Vaucanson qu’à une nature digne de ce nom… Tout cela est inutilement imitatif ou d’une interprétation purement arbitraire.

Combien certaines pages du vieux maître contiennent d’expression plus profonde de la beauté d’un paysage, cela simplement parce qu’il n’y a plus imitation directe mais transposition sentimentale de ce qui est « invisible » dans la nature. Rend-on le mystère d’une forêt en mesurant la hauteur de ses arbres ? Et n’est-ce pas plutôt sa profondeur insondable qui déclenche l’imagination ?

Par ailleurs, dans cette symphonie, Beethoven est responsable d’une époque où l’on ne voyait la nature qu’à travers les livres… Cela se vérifie dans l’ « orage » qui fait partie de cette même symphonie, où la terreur des êtres et des choses se drape dans les plis du manteau romantique, pendant que roule un tonnerre pas trop sérieux.

Il serait absurde de croire que je veuille manquer de respect à Beethoven ; seulement, un musicien de génie tel que lui pouvait se tromper plus aveuglément qu’un autre… Un homme n’est pas tenu de n’écrire que des chefs-d’œuvre, et si l’on traite ainsi la Symphonie Pastorale, cette épithète manquerait de force pour qualifier les autres. Et c’est tout ce que je veux dire.

M. Weingartner a dirigé ensuite une Fantaisie pour orchestre de M. C. Chevillard, où la matière orchestrale la plus solidement curieuse sert à une façon très personnelle de développer les idées. Un monsieur qui aime personnellement la musique a sifflé cette Fantaisie avec une clef éperdue… C’est extrêmement maladroit. Pouvait-on savoir exactement si ce monsieur critiquait la façon de conduire de Weingartner ou la musique de l’auteur ? D’abord, une clef n’est pas un instrument de combat, c’est un instrument domestique. M. Croche préférait la façon élégante qu’ont les petits garçons bouchers de siffler entre leurs doigts : ça fait plus de bruit. Le monsieur ci-dessus désigné est peut-être encore assez jeune pour apprendre cet art ?

M. Weingartner a repris son avantage en conduisant merveilleusement le Mazeppa de Liszt. Ce poème symphonique est rempli des pires défauts ; il est même parfois commun, et pourtant la tumultueuse passion qui ne cesse de l’agiter finit par vous prendre avec une telle force que l’on trouve ça très bien sans plus songer à s’expliquer pourquoi… (On peut prendre des airs dégoûtés à la sortie parce que ça fait bien !… Pure hypocrisie, croyez-le bien.) La beauté indéniable de l’œuvre de Liszt tient, je crois, à ce qu’il aimait la musique à l’exclusion de tout autre sentiment. Si parfois il va jusqu’à la tutoyer et la mettre carrément sur ses genoux, cela vaut bien la manière gourmée de ceux qui ont l’air de lui être présentés pour la première fois. Assurément c’est très convenable, mais ça manque de fièvre. La fièvre et le débraillé atteignant souvent au génie de Liszt, c’est préférable à la perfection, même en gants blancs.

M. Weingartner, physiquement, donne à première vue l’impression d’un couteau neuf. Ses gestes ont une élégance quasi-rectiligne ; puis, tout à coup, ses bras font des signes implacables qui arrachent des mugissements aux trombones et affolent les cymbales… C’est très impressionnant et tient du thaumaturge ; le public ne sait plus comment manifester son enthousiasme.
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J. PH. RAMEAU.

M. Charles Bordes est presque universellement connu, cela pour les meilleures raisons du monde. Il est d’abord un musicien accompli dans toute la force du terme ; puis il a l’âme de ces ardents missionnaires de jadis dont le courage s’augmentait avec les difficultés. Assurément il est moins périlleux de catéchiser les foules au nom de Palestrina que les sauvages avec l’Évangile ; toutefois, on peut y rencontrer la même mauvaise volonté — le genre de supplice seul diffère, les uns ont le scalp, les autres le bâillement !

Charles Bordes, nommé maître de chapelle de Saint-Gervais de Paris, entreprit la série des « Semaines saintes de Saint-Gervais », dont le succès fut tellement considérable que le haut clergé s’en émut, trouvant, bien à tort, qu’il dispersait l’attention des fidèles. (Celui qui règne dans les deux n’a pourtant jamais manifesté qu’il en fût choqué.)

Ceci le décida à fonder l’Association des Chanteurs de Saint-Gervais, société de musique chorale ancienne. De ce moment date son besoin incessant de propagande, car il n’y a pas de villes où cette société n’ait porté la bonne parole. Soyez sûr que si quelque jour Bordes la conduisait dans Sirius ou Aldebaran, il ne faudrait pas s’en étonner autrement.

Bordes fut aussi l’initiateur de cette « Schola Cantorum » fondée d’abord pour la restauration de la musique d’église, mais dont le programme s’est élargi depuis jusqu’à être devenue une École supérieure de musique.

Et c’est là que nous venons d’entendre les deux premiers actes de Castor et Pollux. Pour beaucoup de personnes, Rameau est l’auteur du célèbre rigodon de Dardanus, et c’est tout…

C’est bien là un exemple de cette sentimentalité particulière au peuple français qui le pousse à adopter frénétiquement aussi bien des formules d’art que des formes de vêtements, qui n’ont rien à faire avec l’esprit du sol.

On sait l’influence de Gluck sur la musique française, influence qui ne put se manifester que grâce à l’intervention de la Dauphine Marie-Antoinette (Autrichienne) — aventure assez semblable à celle de Wagner, qui dut la représentation du Tannhæuser à Paris à la puissance de Mme Metternich (Autrichienne). Pourtant, le génie de Gluck trouve dans l’œuvre de Rameau de profondes racines. Castor et Pollux contient en raccourci les esquisses premières que Gluck développera plus tard ; on peut faire de singuliers rapprochements, qui permettent d’affirmer que Gluck ne put prendre la place de Rameau sur la scène française qu’en s’assimilant et rendant siennes les belles créations de ce dernier. Au nom de quoi la tradition de Gluck est-elle encore vivante ? La façon pompeuse et fausse de traiter le récitatif en témoigne suffisamment, s’il n’y avait encore cette habitude d’interrompre impoliment l’action, ainsi que fait Orphée ayant perdu son Eurydice, par une romance qui n’indique pas précisément un si lamentable état d’âme… Seulement, c’est Gluck !… et l’on s’incline. Pour Rameau, il n’avait qu’à se faire naturaliser ! C’est bien sa faute !

Nous avions pourtant une pure tradition française dans l’œuvre de Rameau, faite de tendresse délicate et charmante, d’accents justes, de déclamation rigoureuse dans le récit, sans cette affectation à la profondeur allemande, ni au besoin de souligner à coups de poing, d’expliquer à perdre haleine, qui semble dire : « Vous êtes une collection d’idiots particuliers, qui ne comprenez rien, si on ne vous force pas d’avance à prendre des « vessies pour des lanternes ». On peut regretter tout de même que la musique française ait suivi, pendant trop longtemps, des chemins qui l’éloignaient perfidement de cette clarté dans l’expression, ce précis et ce ramassé dans la forme, qualités particulières et significatives du génie français. — Je connais fort bien la théorie du libre-échange en art, et ce qu’elle a donné de résultats appréciables. Cela ne peut excuser d’avoir oublié à ce point la tradition inscrite dans l’œuvre de Rameau, remplie de trouvailles générales, presque uniques…

Revenons à Castor et Pollux… Le théâtre représente le lieu destiné à la sépulture des rois de Sparte. Après une ouverture, bruit nécessaire pour permettre aux robes à panier d’étaler la soie de leur tour, s’élèvent les voix gémissantes d’un chœur célébrant les funérailles de Castor. Tout de suite on se sent enveloppé d’une atmosphère tragique, qui, quand même, reste humaine, c’est-à-dire que ça ne sent pas le péplum ni le casque… Simplement des gens qui pleurent comme vous et moi. Puis arrive Télaïre, amoureuse de Castor, et la plainte la plus douce, la plus profonde qui soit sortie d’un cœur aimant est ici traduite. Pollux paraît, à la tête des combattants ; ils ont vengé l’insulte faite à Castor ; le chœur, puis un divertissement guerrier dans un mouvement superbe de force, traversé çà et là par d’éclatantes trompettes, terminent le premier acte.

Au deuxième acte, nous sommes dans le vestibule du temple de Jupiter, où tout est préparé pour le sacrifice, et c’est une pure merveille ; il faudrait tout citer… : l’air-monologue de Pollux : « Nature, amour, qui partagez mon sort », si personnel d’accent, si nouveau de construction, que l’espace et le temps sont supprimés, et Rameau semble un contemporain auquel nous pourrons dire notre admiration à la sortie.

En vérité, cela est inquiétant !… La scène qui suit, où Pollux et Télaïre sacrifient l’amour le plus grand au désir des dieux, l’entrée du grand-prêtre de Jupiter, Jupiter apparaissant lui-même, assis sur son trône de gloire, si souverainement bon, et pitoyable à la douleur humaine de Pollux, pauvre mortel que lui, le maître des dieux, pourrait écraser à son gré. Je répète, il faudrait tout citer…

Arrivons à la dernière scène de cet acte. Hébé danse à la tête des Plaisirs célestes, tenant dans leurs mains des guirlandes de fleurs dont ils veulent enchaîner Pollux. — Jupiter a voulu l’enchantement de cette scène afin d’arracher Pollux à son désir de la mort. — Jamais la sensation d’une volupté calme et tranquille n’a trouvé de si parfaite traduction ; cela joue si lumineusement dans l’air surnaturel qu’il faut toute l’énergie spartiate de Pollux pour échapper à ce charme, et penser encore à Castor. (Je l’avais oublié depuis un bon moment.)

Enfin, il faut dire, pour conclure, ce que cette musique conserve de fine élégance, sans jamais tomber dans l’afféterie, ni dans des tortillements de grâce louche. L’avons-nous remplacée par le goût du joli, ou nos préoccupations de serrurier byzantin ?
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XI

ÉVOCATION.

Ces dernières journées de brouillard m’ont fait penser à Londres, puis à cette adorable pièce du Songe d’une Nuit d’été dont le vrai titre, plus poétique, était : Un rêve d’une nuit de la Saint-Jean, la nuit la plus courte de l’année. Nuit chaude, lumineuse d’étoiles, dont l’enchantement rapide était renfermé entre un crépuscule qui ne voulait pas mourir et une aurore impatiente à naître.

Nuit de rêve, que la durée d’un rêve pouvait suffire à remplir. Et c’est Obéron, roi des génies, que le souci d’organiser des fêtes de nuit n’empêchait pas d’être élégamment jaloux : il y trouvait même l’occasion d’éprouver la peu solide vertu de Titania, avec la complicité de ce Puck (ou Robin bon enfant), joyeux vagabond nocturne, rusé et polisson, gentil faiseur de farces, qu’on pouvait se rendre secourable en l’appelant « Hobgoblin et gentil Puck ».

Mais je me suis souvenu surtout d’un homme, à peu près oublié, au moins au théâtre. Je le voyais traînant dans les rues de Londres un corps usé par la lumière aiguë, le front au rayonnement spécial à ceux derrière lesquels il s’est passé de belles choses. Il allait, soutenu par un désir fiévreux de ne point mourir avant d’avoir entendu cette œuvre testamentaire, faite de la chaleur douloureuse des dernières gouttes de son sang. Par quel effort avait-il obtenu qu’elle contînt encore de cet emportement fougueux, de ces rythmes de chevauchées romantiques qui avaient si soudainement mis en valeur son jeune génie ? Nul ne le saura jamais… Elle contenait, cette œuvre, la sorte de rêveuse mélancolie, si personnelle à cette époque, et jamais alourdie par l’indigeste clair de lune allemand, dans lequel se baignaient presque tous ses contemporains.

Cet homme avait été inquiété, peut-être le premier, par le rapport qu’il doit y avoir entre l’âme innombrable de la nature et l’âme d’un personnage. Plus sûrement, il avait eu l’idée d’utiliser la légende, pressentant ce que la musique y trouverait d’action naturelle. En effet, la musique a seule le pouvoir d’évoquer à son gré les sites invraisemblables, le monde indubitable et chimérique qui travaille secrètement à la poésie mystérieuse des nuits, à ces mille bruits anonymes que font les feuilles caressées par les rayons de la lune.

Tous les moyens connus de décrire musicalement le fantastique se trouvent en puissance dans le cerveau de cet homme. — Même notre époque, si riche en chimie orchestrale, ne l’a pas dépassé de beaucoup. — Si on peut lui reprocher un goût trop vif pour le panache et l’air à vocalises, il ne faut pas oublier qu’il épousa une chanteuse. Il l’adorait, probablement. C’est une cause qui pour être sentimentale n’en a pas moins de force ; d’autant plus que le souci matrimonial de nouer des nœuds de rubans avec d’élégantes doubles croches ne l’empêchait pas de trouver, dans maintes circonstances, des accents de belle et simple humanité, exempts de frondaisons inutiles. Cet homme (vous l’avez tous reconnu ?), c’était Charles-Marie Weber. L’opéra, dernier effort de son génie, s’appelait Obéron, dont la première représentation fut donnée à Londres (vous apercevez que j’avais des raisons admirables d’évoquer cette ville).

Quelques années auparavant, il avait fait représenter à Berlin le Freischutz ; puis Euryante. C’est par tout cela qu’il est devenu père de cette « école romantique », à laquelle nous devons notre Berlioz, si amoureux de couleur romanesque qu’il en oublie parfois la musique, Wagner, grand entrepreneur de symboles, et plus près de nous, ce Richard Strauss, à l’imagination si curieusement organisée pour le romantisme. Weber peut avoir de l’orgueil d’une telle lignée, et se consoler dans la gloire des fils de son génie de ce que l’on ne joue plus guère que les ouvertures des œuvres précitées…
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X

MUSIQUES DE PLEIN AIR.

Il est certain qu’en France on n’aime plus du tout l’orgue de Barbarie !… Ce n’est plus guère qu’à d’annuels et tricolores « Quatorze Juillet », ou dans des terrains vagues plus propices à des chuchotements d’apaches qu’à la passagère rêverie des mélomanes qu’ils osent encore moudre la mélancolie de leurs tuyaux enroués.

Faut-il en avoir du regret et en conclure d’un abaissement dans le niveau musical en France ? Il ne m’appartient pas plus de l’affirmer que d’en accuser qui que ce soit. Pourtant, M. Gavioli, le célèbre facteur de ces instruments, paraît ne pas avoir accompli tout son devoir. Est-ce assez, vraiment, d’avoir enregistré, ces dernières années : l’entr’acte de Cavalleria Rusticana, la Valse Bleue, et quelques autres chefs-d’œuvre… ? Pourquoi tant de restrictions ; ne pouvait-il s’adresser au besoin de popularité de nos plus notoires contemporains ? N’y a-t-il pas toute une musique, devenue caduque, dans les programmes de concerts dominicaux, qui trouverait, à coup sûr, un charmant renouveau dans l’orgue de Barbarie si, encore une fois, M. Gavioli n’opposait une désespérante apathie aux désirs de son époque. Soyez moderne, monsieur, nous vous en conjurons ! Ne laissez pas aux seuls rois nègres le charme d’instruments parfaits. Apprenez que le Schah de Perse possède un orgue électrique qui joue le prélude de Parsifal à s’y méprendre. Si vous croyez que ces exécutions dans les harems sont flatteuses pour Wagner, vous vous abusez ! Malgré son goût pour le mystère, celui-là est un peu louche, avouez-le ! D’ailleurs, n’a-t-il pas affirmé maintes fois qu’il ne serait compris qu’en France ? — Peut-on espérer que vous verrez enfin où est votre devoir ? On n’a pas hésité à jouer Paillasse à l’Opéra ; n’hésitez donc plus à fabriquer des instruments dignes d’exécuter la Tétralogie.

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En vérité, la futilité de ces considérations n’est qu’apparente et tient à ce que l’on ne songe à s’inquiéter de la banalité des choses que pour les déplorer, mais jamais pour y remédier. À ceux qui trouveront du ridicule dans cette défense de l’orgue de Barbarie, on pourrait répondre qu’il ne s’agit nullement d’un plaisir de dilettante, mais de ce que l’on devrait tenter contre la médiocrité de l’âme des foules.

Sans défendre l’habitué des cafés-concert plus que celui des Concerts Lamoureux, il faut tout de même avouer qu’ils ont raison tous les deux dans leurs moyens d’émotions propres… Il y en a d’autres : ceux qui ne peuvent trouver d’émotion que dans « la musique en plein air ». Cette dernière, telle qu’on la pratique de nos jours, est bien le meilleur conducteur de médiocrité qu’on puisse rêver.

En somme, pourquoi l’ornement des squares et promenades est-il resté le monopole des seules musiques militaires ? — Je sais bien, il y a la musique de la garde républicaine… mais c’est encore du luxe… c’est presque un instrument de diplomatie.

Il me plairait d’imaginer des fêtes plus inédites, participant plus complètement au décor naturel. La musique militaire n’est-elle pas l’oubli des longues étapes et la joie des avenues ? En elle se totalise l’amour de la patrie qui bat dans tous les cœurs épars ; par elle se rejoignent l’âme contemplative du petit pâtissier et le vieux monsieur qui pense à l’Alsace-Lorraine et n’en parle jamais. Certes, il ne peut venir à personne l’idée de lui enlever ces nobles privilèges ; mais vraiment, dans les arbres, c’est le cri du phonographe multiplié.

On peut entrevoir un orchestre nombreux s’augmentant encore du concours de la voix humaine (pas l’orphéon !… je vous remercie). Par cela même, la possibilité d’une musique construite spécialement pour « le plein air », toute en grandes lignes, en hardiesses vocales et instrumentales qui joueraient et planeraient sur la cime des arbres dans la lumière de l’air libre. Telle succession harmonique paraissant anormale dans le renfermé d’une salle de concert y prendrait certainement sa juste valeur. Peut-être trouverait-on le moyen de se libérer des petites manies de forme, de tonalités arbitrairement précises qui encombrent si maladroitement la musique.

Il faut comprendre qu’il ne s’agit pas de travailler dans « le gros », mais dans « le grand » ; il ne s’agit pas non plus d’ennuyer les échos à répéter d’excessives sonneries, mais d’en profiter pour prolonger le rêve harmonique dans l’âme de la foule. La collaboration mystérieuse des courbes de l’air, du mouvement des feuilles et du parfum des fleurs s’accomplirait, la musique pouvant réunir tous ces éléments dans une entente si parfaitement naturelle qu’elle semblerait participer de chacun d’eux… Et les bons arbres tranquilles ne manqueraient pas à figurer les tuyaux d’un orgue universel, ni à prêter l’appui de leurs branches à des grappes d’enfants auxquels on apprendrait les jolies rondes de jadis, si mal remplacées depuis par les ineptes refrains qui déshonorent les jardins et les villes d’aujourd’hui. On y retrouverait du même coup ce « contrepoint » dont nous avons fait un travail de mandarins et que pourtant les vieux maîtres de la Renaissance française savaient faire sourire.

Si cela arrivait, j’avoue que l’exil des orgues de Barbarie me laisserait sans larmes, mais j’ai bien peur que la musique ne continue à sentir un peu le renfermé…
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IX

MASSENET.

Je voudrais essayer de tracer, non un portrait de M. Massenet, mais un peu ce qu’il voulut représenter de son attitude mentale à travers la musique qu’il écrivit ; par ailleurs, les anecdotes ou les manies composant la vie d’un homme ont besoin d’être « posthumes » pour avoir vraiment de l’intérêt.

Il apparaît tout de suite que la musique ne fut jamais pour M. Massenet « la voix universelle » qu’entendirent Bach et Beethoven : il en fit plutôt une charmante spécialité.

Que l’on consulte la liste déjà longue de ses œuvres et l’on y verra une préoccupation constante qui en commande, on peut dire fatidiquement, la marche. Elle lui fait retrouver dans Grisélidis, son dernier opéra, un peu des aventures d’Ève, une de ses premières œuvres. N’y a-t-il pas là une sorte de destinée mystérieuse et tyrannique qui explique l’inlassable curiosité de M. Massenet à chercher dans la musique des documents pour servir à l’histoire de l’âme féminine ? — Elles sont là, presque toutes, ces figures de femmes qui servirent déjà tant de rêves ! Le sourire de la Manon en robes à panier renaît sur la bouche de la moderne Sapho pour faire pareillement pleurer les hommes ! Le couteau de la Navarraise y rejoint le pistolet de l’inconsciente Charlotte. (Cf. Werther.)

D’autre part, on sait combien cette musique est secouée de frissons, d’élans, d’étreintes qui voudraient s’éterniser. Les harmonies y ressemblent à des bras, les mélodies à des nuques ; on s’y penche sur le front des femmes pour savoir à tout prix ce qui se passe derrière… — Les philosophes et les gens bien portants affirment qu’ils ne s’y passe rien, mais cela ne supprime pas absolument l’opinion contraire, l’exemple de M. Massenet le prouve (au moins mélodiquement) ; à cette préoccupation il devra, au surplus, d’occuper dans l’art contemporain une place qu’on lui envie sourdement, ce qui peut faire croire qu’elle n’est pas à dédaigner.

La fortune, qui est femme, se devait de bien traiter M. Massenet et même de lui être quelquefois infidèle ; elle n’y a point manqué. Tant de succès fit qu’à une époque il fut de bon ton de copier les manies mélodiques de M. Massenet, puis, tout à coup, ceux qui l’avaient si tranquillement pillé le traitèrent durement.

On lui reprochait d’avoir trop de sympathie pour M. Mascagni et pas assez d’adoration pour Wagner. — Ce reproche est aussi faux qu’il est inadmissible. M. Massenet continuait héroïquement à vouloir l’approbation de ses admiratrices habituelles : j’avoue ne pas comprendre pourquoi il vaut mieux plaire à de vieilles wagnériennes cosmopolites qu’à des jeunes femmes parfumées et même ne jouant pas très bien du piano. Une fois pour toutes, il avait raison… On ne peut sérieusement lui reprocher que d’avoir fait des infidélités à Manon… Il avait trouvé là le cadre qui convenait à ses habitudes de « flirt » et il ne devait pas les forcer à entrer à l’Opéra ? On ne « flirte » pas à l’Opéra ; on crie très fort des mots incompréhensibles ; si l’on y échange des serments, c’est avec l’assentiment des trombones : logiquement, les nuances changeantes d’un sentiment doivent s’y perdre parmi tant de clameur obligée. Enfin, il eût mieux fait de continuer d’assouplir son génie des teintes claires et des mélodies chuchotantes, dans des œuvres faites de légèreté ; cela n’excluait pas des recherches d’art, elles étaient seulement plus délicates et voilà tout. Il ne manque pourtant pas de musiciens qui portent la musique à bras tendus pendant que hurlent les trompettes… Pourquoi en grossir inutilement le nombre et laisser se développer ce goût pour la musique ennuyeuse qui nous vient des « néo-wagnériens » et qui pourrait nous faire l’amabilité de retourner en son pays d’origine.

M. Massenet, par ses dons uniques et sa facilité, pouvait beaucoup contre ce déplorable mouvement. — Il n’est pas toujours bon de hurler avec les loups. C’est un conseil qu’aurait pu lui donner, il me semble, la moins fine de ses belles écouteuses.

Massenet fut le plus réellement aimé des musiciens contemporains. C’est d’ailleurs bien cet amour que l’on a eu pour Massenet qui lui créa du même coup la situation particulière qu’il n’a cessé d’occuper dans le monde musical.

Ses confrères lui pardonnèrent mal ce pouvoir de plaire qui est proprement un don. À vrai dire, ce don n’est pas indispensable, surtout en art, et l’on peut affirmer, entre autres exemples, que jamais Jean-Sébastien Bach ne plut, dans le sens que ce mot prend lorsqu’il s’agit de Massenet. A-t-on entendu dire des jeunes modistes qu’elles fredonnaient la Passion selon saint Mathieu ? Je ne le crois pas. Tandis que tout le monde sait qu’elles s’éveillent le matin en chantant Manon ou Werther. Qu’on ne s’y trompe pas, c’est là une gloire charmante qu’envieront secrètement plus d’un de ces grands puristes qui n’ont pour réchauffer leur cœur que le respect un peu laborieux des cénacles.

Il a réussi pleinement dans ce qu’il entreprenait, de quoi l’on a cru se venger en disant — à voix basse — qu’il était le meilleur élève de Paul Delmet, ce qui n’est qu’une plaisanterie du plus mauvais goût. On l’a beaucoup imité, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur…

Tâcher de faire tomber ceux que l’on imite est le premier principe de la sagesse chez certains artistes, qui nomment ces manœuvres blâmables « lutte pour l’art ». Cette expression si souvent employée a quelque chose de louche et, au surplus, le défaut d’assimiler l’art à un sport quelconque.

En art, on n’a à lutter le plus souvent que contre soi-même, et les victoires que l’on y remporte sont peut-être les plus belles. Mais par une ironie singulière, on a peur, en même temps, d’être victorieux de soi-même, et l’on aime mieux tranquillement faire partie du public ou suivre ses amis, ce qui revient au même.

Au siècle de Napoléon, toutes les mères françaises espéraient que leurs fils continueraient Napoléon… Le jeu des guerres s’est chargé de faucher beaucoup de ces rêves. Et puis il y a des destinées uniques. Dans son genre, la destinée de Massenet est une de celles-là.
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A. NIKISCH.

Ce dimanche, il faisait un soleil outrecuidant et irrésistible qui semblait narguer toute tentative d’entendre n’importe quelle musique. L’Orchestre philharmonique de Berlin, sous la direction de M. A. Nikisch, en profita pour donner son premier concert. J’espère que le bon Dieu me pardonnera d’avoir menti à mes résolutions et que d’autres, plus heureux, auront rendu hommage à l’herbe qu’il dispense généralement aux peaux de saucisson et aux dénouements logiques des idylles.

Tout ce que Paris compte d’oreilles fameuses et attentives était là, les étranges et chères madames surtout ! C’est le meilleur des « bon public » à qui sait s’en servir ; il suffit presque d’une attitude élégante ou d’une mèche de cheveux romanesquement tourmentée, pour s’en assurer l’enthousiasme.

M. A. Nikisch a l’attitude et la mèche, il y joint heureusement de plus sérieuses qualités ; en outre, son orchestre est merveilleusement discipliné, on se sent en présence de gens qui ne se préoccupent que de faire sérieusement de la musique ; ils sont graves et simples, comme les personnages d’une primitive fresque… c’est d’une rareté touchante.

M. Nikisch est un virtuose incomparable ; il apparaît même que sa virtuosité lui fait oublier ce que l’on doit au bon goût ! J’en prendrais un exemple dans son exécution de l’ouverture du Tannhæuser, où il oblige les trombones à des « ports de voix » dignes, tout au plus, de la grosse dame chargée de la sentimentalité au Casino de Suresnes, et où il fait surgir les cors à des endroits où rien ne les désignait spécialement à l’attention. Ce sont là des « effets » sans cause bien appréciable et qui étonnent du musicien averti qu’est M. A. Nikisch partout ailleurs. Avant cela, il avait prouvé la rareté de ses dons dans les Equipées de Till Ulenspiegel, de Richard Strauss. Ce morceau ressemble à « Une heure de musique nouvelle chez les fous » : des clarinettes y décrivent des trajectoires éperdues, des trompettes y sont à jamais bouchées, et les cors, prévenant un éternuement latent, se dépêchent de leur répondre poliment : « À vos souhaits » ; une grosse caisse fait des « boum-boum » qui semblent souligner le coup de pied des clowns ; on a envie de rire aux éclats ou de hurler à la mort, et l’on s’étonne de retrouver les choses à leur place habituelle ; car si les contrebasses soufflaient à travers leur archet, si les trombones frottaient leurs cylindres d’un archet imaginaire et si l’on retrouvait M. Nikisch assis sur les genoux d’une ouvreuse, il n’y aurait là rien d’extraordinaire. Cela n’empêche nullement que ce morceau ne soit génial par certains côtés, et d’abord par sa prodigieuse sûreté orchestrale et de mouvement frénétique qui nous emporte du commencement à la fin et nous oblige à passer par toutes les équipées du héros. M. Nikisch en a dirigé l’ordonnance tumultueuse avec un sang-froid merveilleux et l’ovation qui les saluait, lui et son orchestre, était on ne peut plus justifiée.

Pendant l’exécution de la symphonie inachevée de Schubert, un vol de moineaux s’était abattu aux fenêtres du Cirque et s’est livré à un pépiage qui n’était pas sans agrément. M. Nikisch a eu le bon goût de ne pas demander que l’on fît sortir ces irrespectueux mélomanes, ivres d’azur probablement ; peut-être n’étaient-ils qu’une innocente critique contre cette symphonie qui ne peut se décider, une fois pour toutes, à être inachevée…
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VIII

A. NIKISCH.

Ce dimanche, il faisait un soleil outrecuidant et irrésistible qui semblait narguer toute tentative d’entendre n’importe quelle musique. L’Orchestre philharmonique de Berlin, sous la direction de M. A. Nikisch, en profita pour donner son premier concert. J’espère que le bon Dieu me pardonnera d’avoir menti à mes résolutions et que d’autres, plus heureux, auront rendu hommage à l’herbe qu’il dispense généralement aux peaux de saucisson et aux dénouements logiques des idylles.

Tout ce que Paris compte d’oreilles fameuses et attentives était là, les étranges et chères madames surtout ! C’est le meilleur des « bon public » à qui sait s’en servir ; il suffit presque d’une attitude élégante ou d’une mèche de cheveux romanesquement tourmentée, pour s’en assurer l’enthousiasme.

M. A. Nikisch a l’attitude et la mèche, il y joint heureusement de plus sérieuses qualités ; en outre, son orchestre est merveilleusement discipliné, on se sent en présence de gens qui ne se préoccupent que de faire sérieusement de la musique ; ils sont graves et simples, comme les personnages d’une primitive fresque… c’est d’une rareté touchante.

M. Nikisch est un virtuose incomparable ; il apparaît même que sa virtuosité lui fait oublier ce que l’on doit au bon goût ! J’en prendrais un exemple dans son exécution de l’ouverture du Tannhæuser, où il oblige les trombones à des « ports de voix » dignes, tout au plus, de la grosse dame chargée de la sentimentalité au Casino de Suresnes, et où il fait surgir les cors à des endroits où rien ne les désignait spécialement à l’attention. Ce sont là des « effets » sans cause bien appréciable et qui étonnent du musicien averti qu’est M. A. Nikisch partout ailleurs. Avant cela, il avait prouvé la rareté de ses dons dans les Equipées de Till Ulenspiegel, de Richard Strauss. Ce morceau ressemble à « Une heure de musique nouvelle chez les fous » : des clarinettes y décrivent des trajectoires éperdues, des trompettes y sont à jamais bouchées, et les cors, prévenant un éternuement latent, se dépêchent de leur répondre poliment : « À vos souhaits » ; une grosse caisse fait des « boum-boum » qui semblent souligner le coup de pied des clowns ; on a envie de rire aux éclats ou de hurler à la mort, et l’on s’étonne de retrouver les choses à leur place habituelle ; car si les contrebasses soufflaient à travers leur archet, si les trombones frottaient leurs cylindres d’un archet imaginaire et si l’on retrouvait M. Nikisch assis sur les genoux d’une ouvreuse, il n’y aurait là rien d’extraordinaire. Cela n’empêche nullement que ce morceau ne soit génial par certains côtés, et d’abord par sa prodigieuse sûreté orchestrale et de mouvement frénétique qui nous emporte du commencement à la fin et nous oblige à passer par toutes les équipées du héros. M. Nikisch en a dirigé l’ordonnance tumultueuse avec un sang-froid merveilleux et l’ovation qui les saluait, lui et son orchestre, était on ne peut plus justifiée.

Pendant l’exécution de la symphonie inachevée de Schubert, un vol de moineaux s’était abattu aux fenêtres du Cirque et s’est livré à un pépiage qui n’était pas sans agrément. M. Nikisch a eu le bon goût de ne pas demander que l’on fît sortir ces irrespectueux mélomanes, ivres d’azur probablement ; peut-être n’étaient-ils qu’une innocente critique contre cette symphonie qui ne peut se décider, une fois pour toutes, à être inachevée…
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VII

L’OPÉRA.

Tout le monde connaît, au moins de réputation, le théâtre national de l’Opéra. J’ai eu le regret de constater qu’il n’avait pas changé : pour le passant mal prévenu, ça ressemble toujours à une gare de chemin de fer ; une fois entré, c’est à s’y méprendre une salle de bains turcs.

On continue à y faire un singulier bruit que des gens qui ont payé pour cela appellent de la musique… il ne faut pas les croire tout à fait.

Par une grâce spéciale et une subvention de l’État, ce théâtre peut jouer n’importe quoi ; ça importe si peu qu’on y a installé avec un luxe soigneux des « loges à salons », ainsi nommées parce que l’on y est plus commodément pour ne plus entendre du tout la musique : ce sont les derniers salons où l’on cause.

En tout ceci, je n’attaque nullement le génie des directeurs, étant persuadé que les meilleures bonnes volontés se brisent là, contre un solide et solennel mur fait de fonctionnarisme entêté, et qui empêche toute lumière révélatrice de pénétrer… Ça ne changera du reste jamais, à moins d’une révolution, bien que les révolutionnaires ne pensent pas toujours à ces monuments-là. On pourrait souhaiter l’incendie, si cela n’atteignait par trop aveuglément des personnes assurément innocentes.

Pourtant, en secouant l’industrieuse apathie de cet endroit, on pourrait y faire de belles choses. Ne devrions-nous pas connaître la Tétralogie en entier, et depuis longtemps ? D’abord, ça nous en aurait débarrassé, et les pèlerins de Bayreuth ne nous agaceraient plus avec leurs récits… Jouer les Maîtres Chanteurs, c’est bien ; Tristan et Isolde, c’est mieux (l’âme charmante de Chopin y apparaît à des tournants de musique et en commande la passion).

Sans déplacer nos doléances, regardons comment l’Opéra servit le développement de la musique dramatique en France.

On y joua beaucoup de Reyer. Le succès m’en paraît dû à des causes bizarres. Il y a des gens qui regardent les paysages avec le désintéressement particulier aux ruminants ; ces mêmes gens écoutent la musique avec du coton dans les oreilles…

Saint-Saëns fit des opéras avec l’âme d’un vieux symphoniste impénitent. Est-ce là que l’Avenir viendra chercher les vraies raisons de lui conserver de l’admiration ?

Massenet paraît avoir été la victime du jeu d’éventail de ses belles écouteuses, dont les battements palpitèrent si longtemps pour sa gloire ; il voulut à toute force retenir au-dessus de son nom ces palpitations d’ailes parfumées ; malheureusement, c’était vouloir domestiquer une troupe de papillons… Peut-être ne manqua-t-il que de patience et méconnut-il la valeur du « silence »… Son influence sur la musique contemporaine est manifeste et mal avouée chez certains, qui lui doivent beaucoup : ils s’en défendent avec de l’hypocrisie… c’est vilain !

Parmi trop de stupides ballets, il y eut une manière de chef-d’œuvre : la Namouna d’Ed. Lalo. On ne sait quelle sourde férocité l’a enterrée si profondément que personne n’en parle plus… c’est triste pour la musique.

Dans tout cela, aucune tentative vraiment neuve. Rien qu’une espèce de ronronnement d’usine, un perpétuel recommencement ; on dirait que la musique en entrant à l’Opéra y endosse un uniforme obligatoire comme celui d’un bagne : elle y prend aussi les proportions faussement grandioses du monument, se mesurant en cela au célèbre « grand escalier » qu’une erreur de perspective ou trop de détails font paraître finalement… étriqué.

Pourquoi l’Opéra ne serait-il pas régi par un conseil formé de personnes trop riches pour vouloir faire de bonnes affaires, mais qui, au contraire, mettraient l’orgueil d’avoir beaucoup d’argent à faire de belles choses ? (Ce n’est qu’une question de tact et de choix.)

Puis un directeur de la musique complètement libre et indépendant, dont les fonctions seraient, d’abord, d’être au courant des mouvements d’art, et ensuite, d’assurer à l’avance un programme d’œuvres rétrospectives et délicatement choisies. — Pourquoi, quand se jouent les drames de Wagner, ne convierait-on pas M. Richter à diriger l’orchestre ? (Je choisis cette indication entre beaucoup d’autres.) Cela serait une condition d’attrait pour le public et de bonne exécution assurée. — Sans vouloir déplorablement insister, ce que je viens d’indiquer n’est pas une innovation, c’est un peu le principe des « Covent-Garden », où les représentations sont parfaites en tout point. Il est regrettable qu’on ne puisse pas faire mieux à l’Opéra, sinon aussi bien. Si même il y a une question d’argent, je ne veux plus comprendre.

Enfin, il faudrait surtout faire immensément de musique et ne pas entretenir le public dans une nonchalance voulue.

Certains artistes sont tristement responsables de cette nonchalance ; ils surent combattre un instant, juste ce qu’il fallait pour conquérir leur place sur le marché musical ; mais une fois le placement de leurs produits assuré, vivement ils rétrogradent, semblant demander pardon au public de la peine que celui-ci avait eue à les admettre. Tournant résolument le dos à leur jeunesse, ils s’endorment dans le succès sans plus jamais pouvoir s’élever jusqu’à cette gloire heureusement réservée à ceux dont la vie, consacrée à la recherche d’un monde de sensations et de formes incessamment renouvelé, s’est terminée dans l’espoir joyeux d’avoir accompli la vraie tâche ; ceux-là ont ce qu’on pourrait appeler un succès de « Dernière », si le mot succès ne devenait pas vil mis à côté du mot « gloire ». Je n’ai pas la prétention d’exiger que l’Opéra puisse jamais venir en aide à ces derniers, mais il pourrait ne pas servir exclusivement à soutenir les premiers. Et j’ai voulu montrer que les torts n’étaient pas tous du même côté.
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VI

VIRTUOSES.

Il y a eu ces dernières semaines un grand arrivage de chefs d’orchestre allemands. C’est moins grave qu’une épidémie, mais ça fait beaucoup plus de bruit… un chef d’orchestre étant multipliable par 90… Que Weingartner ou Richard Strauss, que le nerveux Mottl ou le grand Richter fassent refleurir la beauté trop durement insultée des grands maîtres, je n’y contredis pas, mais il ne faut pas exagérer et prendre Paris pour une salle d’entraînement. Si encore ces messieurs apportaient quelque nouveauté dans leurs programmes, ça serait tout de même intéressant ; mais pas du tout, c’est le vieux fonds symphonique qui marche jusqu’ici et nous allons assister aux exercices habituels sur les différentes manières de conduire les symphonies de Beethoven ; les uns « presseront », les autres « ralentiront » et c’est ce pauvre grand vieux Beethoven qui souffrira le plus. Des personnes graves et informées déclareront que tel ou tel chef d’orchestre possède le vrai mouvement, c’est d’ailleurs un excellent sujet de conversation. Où ces personnes prirent-elles tant d’assurance ? reçurent-elles des communications de l’Au-delà ? Voilà des gentillesses d’outre-tombe qui m’étonneraient beaucoup de la part de Beethoven. Et si sa pauvre âme erre parfois dans une salle de concert, elle doit vite remonter vers ce monde où ne s’entend plus que la musique des sphères ! Et le grand aïeul J.-S. Bach doit lui dire un peu sévèrement : « Mon petit Ludwig, je vois à votre âme un peu crispée que vous êtes encore allé dans de mauvais lieux. » — Au surplus, peut-être ne se parlèrent-ils jamais…

L’attrait qu’exerce le virtuose sur le public paraît assez semblable à celui qui attire les foules vers les jeux du cirque. On espère toujours qu’il va se passer quelque chose de dangereux : M. X va jouer du violon en prenant M. Y sur ses épaules, ou bien M. Z terminera son morceau en saisissant le piano entre ses dents…

X joue le concerto en sol pour violon, de J.-S. Bach, comme lui seul est peut-être capable de le faire sans avoir l’air d’un intrus ; il a cette liberté dans l’expression, cette beauté sans apprêt dans la sonorité, dons nécessaires à l’interprétation de cette musique.

C’est d’autant plus tangible que le reste de l’exécution marche d’un pas pénible et lourd. On dirait que l’on fait supporter à Bach le poids des siècles accumulés sur son œuvre par cette manière empesée dont on l’interprète.

Pourtant, ce concerto est une chose admirable parmi tant d’autres déjà inscrites dans les cahiers du grand Bach ; on y retrouve presque intacte cette « arabesque musicale » ou plutôt ce principe de « l’ornement » qui est la base de tous les modes d’art. (Le mot « ornement » n’a rien à voir ici avec la signification qu’on lui donne dans les grammaires musicales.)

Les primitifs, Palestrina, Vittoria, Orlando di Lasso, etc., se servirent de cette divine « arabesque ». Ils en trouvèrent le principe dans le chant grégorien et en étayèrent les frêles entrelacs par de résistants contrepoints. Bach en reprenant l’arabesque la rendit plus souple, plus fluide, et, malgré la sévère discipline qu’imposait ce grand maître à la Beauté, elle put se mouvoir avec cette libre fantaisie toujours renouvelée qui étonne encore à notre époque.

Dans la musique de Bach, ce n’est pas le caractère de la mélodie qui émeut, c’est sa courbe ; plus souvent même, c’est le mouvement parallèle de plusieurs lignes dont la rencontre, soit fortuite, soit unanime, sollicite l’émotion. À cette conception ornementale, la musique qu’acquiert la sûreté d’un mécanisme à impressionner le public et qui fait surgir les images.

Qu’on n’aille pas croire à quelque chose de hors nature ou d’artificiel. C’est au contraire infiniment plus « vrai » que les pauvres petits cris humains qu’essaye de vagir le Drame lyrique. Surtout, la musique y garde toute sa noblesse, elle ne condescend jamais à s’adapter à ces besoins de sensiblerie qu’affectent les gens dont on dit qu’ils « aiment tant la musique » ; plus hautainement, elle les force au respect, sinon à l’adoration.

On peut remarquer facilement que l’on n’entendit jamais « siffler » du Bach… Cette gloire buccale n’aura pas manqué à Wagner : sur le boulevard, à l’heure où sortent les prisonniers de luxe des maisons d’arrêt musicales, il arrive d’entendre allègrement « siffler » « la Chanson du Printemps » ou la phrase initiale des Maîtres Chanteurs. Je sais bien que pour beaucoup de gens, c’est toute la gloire promise à la musique. Il est néanmoins permis d’être de l’avis contraire sans trop se singulariser.

Je dois ajouter que cette conception ornementale a complètement disparu ; on a réussi à domestiquer la musique… Enfin ! Cela fait l’affaire des familles qui, ne sachant que faire d’un enfant, — la carrière de brillant ingénieur commence à fâcheusement s’encombrer, — lui font apprendre la musique : ça fait toujours un médiocre de plus… Si parfois un quelconque homme de génie essaye de secouer le dur collier de la tradition, on s’arrange de façon à le noyer dans le ridicule ; alors le pauvre homme de génie prend le parti de mourir très jeune, et c’est la seule manifestation pour laquelle il trouve de nombreux encouragements.
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V

LA SONATE DE M. PAUL DUKAS.

À notre époque, la musique tend de plus en plus à servir d’accompagnement à des anecdotes sentimentales ou tragiques et assume le rôle un peu louche de faiseur de boniments à la porte d’une baraque où s’efforce le sinistre « Rien du Tout ».

Ceux qui aiment vraiment la musique vont rarement dans les baraques ; ils ont un simple piano et recommencent éperdument certaines pages ; cela grise aussi sûrement que le « juste, puissant et subtil opium » et c’est l’art d’évoquer les minutes heureuses le moins débilitant. M. P. Dukas semble avoir pensé à ces « derniers » lorsqu’il écrivit sa sonate : la sorte d’émotion hermétique qui s’y traduit et ce lien rigoureux dans l’enchaînement des idées réclament impérieusement une intime et profonde communion avec l’œuvre (ce côté impérieux marque d’un cachet spécial presque tout l’art de M. P. Dukas, même quand il n’est qu’épisodique) ; elle est le résultat d’une ardente patience dans l’ajustement des pièces formant son armature et il est à craindre qu’on ne puisse aisément en suivre le jeu dans une exécution au concert ? Cela n’enlève rien à sa beauté ni à son rêve. — Si le cerveau qui conçut cette sonate mêla à l’idée d’imagination l’idée de construction, il ne faudrait pas conclure à l’idée de complication, rien ne serait plus délibérément absurde. M. P. Dukas sait ce que contient la musique ; elle n’est pas uniquement une chose brillante et sonore qui amuse l’oreille jusqu’à l’énervement : — compréhension facile où se rejoignent sans trop se heurter tant de musiques que l’on croit… différentes. — Elle est pour lui un trésor inépuisable de formes, de souvenirs possibles qui lui permettent d’assouplir ses idées à la mesure de son domaine imaginatif. Il est le maître de son émotion et sait lui éviter des clameurs inutiles ; il ne se permet jamais par conséquent de ces développements parasites qui déparent si souvent de très belles choses. Qu’on regarde la troisième partie de cette sonate, on découvrira, sous son apparence toute pittoresque, une force qui en commande la fantaisie rythmique avec la silencieuse sûreté d’un mécanisme d’acier. Cette même force conduit le dernier morceau où apparaît l’art de distribuer l’émotion dans toute sa puissance ; on peut même dire que cette émotion est « constructive » par ce qu’elle évoque de beauté pareille aux lignes parfaites d’une architecture, — lignes se fondant et s’accordant avec les espaces colorés de l’air et du ciel, qu’elles épousent dans une harmonie totale et définitive.
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IV

MOUSSORGSKI.

La Chambre d’enfants, de Moussorgski, est une suite de sept mélodies dont chacune est une scène enfantine, et c’est un chef-d’œuvre. Moussorgski est peu connu en France ; on peut, il est vrai, s’en excuser en affirmant qu’il ne l’est pas davantage en Russie ; il est né à Karevo (Russie Centrale) en 1839 ; il mourut en 1881, dans un lit de l’hôpital militaire Nicolas à Pétersbourg. On voit par ces deux dates qu’il n’a pas eu de temps à perdre pour avoir du génie, il n’en a pas perdu et laissera dans le souvenir des gens qui l’aiment, ou qui l’aimeront, des traces ineffaçables. Personne n’a parlé à ce qu’il y a de meilleur en nous avec un accent plus tendre et plus profond ; il est unique et le demeurera par son art sans procédés, sans formules desséchantes. Jamais une sensibilité plus raffinée ne s’est traduite par des moyens aussi simples ; cela ressemble à un art de curieux sauvage qui découvrirait la musique à chaque pas tracé par son émotion ; il n’est jamais question non plus d’une forme quelconque, ou du moins cette forme est tellement multiple qu’il est impossible de l’apparenter aux formes établies — on pourrait dire administratives : cela se tient et se compose par petites touches successives, reliées par un lien mystérieux et par un don de lumineuse clairvoyance ; parfois aussi Moussorgski donne des sensations d’ombre frisonnante et inquiète qui enveloppent et serrent le cœur jusqu’à l’angoisse. — Dans la Chambre d’enfants, il y a la prière d’une petite fille avant qu’elle ne s’endorme, où sont notés les gestes, le trouble délicat d’une âme d’enfant, et même les manières délicieuses qu’ont les petites filles de poser à la grande personne, avec une sorte de vérité fiévreuse dans l’accent qui ne se trouve que là. — La Berceuse de la poupée semble avoir été devinée mot à mot, grâce à une assimilation prodigieuse, à cette faculté d’imaginer des paysages d’une féerie intime, spéciale aux cerveaux enfantins ; la fin de cette berceuse est si doucement sommeillante que la petite raconteuse s’endort à ses propres histoires. — Il y a aussi le terrible petit garçon, à cheval sur un bâton, qui transforme la chambre en un champ de bataille : cassant un bras par-ci, une jambe par-là à de pauvres chaises sans défense ; ça ne va pas sans occasionner des blessures plus personnelles ! Alors, cris, pleurs, toute la joie s’envole !… Ça n’était pas sérieux… deux secondes sur les genoux de sa maman, le baiser qui guérit et… la bataille recommence, les chaises ne savent plus, encore une fois, où se fourrer.

Tous ces petits drames sont notés, j’y insiste, avec une simplicité extrême ; il suffit à Moussorgski d’un accord qui semblerait pauvre à monsieur… (j’ai oublié son nom !) ou d’une modulation tellement instinctive qu’elle paraîtrait inconnue à monsieur… (c’est le même !). Nous aurons à reparler de Moussorgski ; il a des droits nombreux à notre dévotion.
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Une symphonie est construite généralement sur un choral que l’auteur entendit tout enfant. — La première partie, c’est la présentation habituelle du « thème » sur lequel l’auteur va travailler ; puis commence l’obligatoire dislocation… ; la deuxième partie, c’est quelque chose comme le laboratoire du vide… ; la troisième partie se déride un peu dans une gaieté toute puérile, traversée par des phrases de sentimentalité forte ; le choral s’est retiré pendant ce temps-là, — c’est plus convenable — ; mais il reparaît, et la dislocation continue, ça intéresse visiblement les spécialistes, ils s’épongent le front et le public demande l’auteur… Mais l’auteur ne vient pas. Modeste, il écoute des voix certainement « autorisées » : elles l’empêchent, il me semble, d’entendre une voix plus personnelle.
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La jeune école russe tenta de rajeunir la symphonie en empruntant des idées aux « thèmes populaires » : elle réussit à ciseler d’étincelants bijoux ; mais n’y avait-il pas là une gênante disproportion entre le thème et ce qu’on l’obligeait à fournir de développements ?… Bientôt cependant, la mode du thème populaire s’étendit sur l’univers musical : on remua les moindres provinces, de l’est à l’ouest ; on arracha à de vieilles bouches paysannes des refrains ingénus, tout ahuris de se retrouver vêtus de dentelles harmonieuses. Ils en gardèrent un petit air tristement gêné ; mais d’impérieux contrepoints les sommèrent d’avoir à oublier leur paisible origine.

Faut-il conclure, malgré tant de transformations essayées, que la symphonie appartenait au passé par toute son élégance rectiligne, son ordonnance cérémonieuse, son public philosophique et fardé ? N’a-t-on vraiment que mis, à la place de son vieux cadre d’or éteint, le cuivre désobligeant des instrumentations modernes ?
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III

LA SYMPHONIE.

On a entouré la symphonie avec chœurs d’un brouillard de mots et d’épithètes considérables. On peut s’étonner qu’elle ne soit pas restée ensevelie sous l’amas de prose qu’elle suscita. Wagner proposa d’en compléter l’orchestration. D’autres imaginèrent d’en expliquer l’anecdote par des tableaux lumineux. En admettant qu’il y ait du mystère dans cette symphonie, on pourrait peut-être l’éclaircir ; mais est-ce bien utile ?

Beethoven n’était pas littéraire pour deux sous. (Du moins, pas dans le sens qu’on attribue aujourd’hui à ce mot.) Il aimait orgueilleusement la musique ; elle était pour lui la passion, la joie, si durement absente de sa vie privée. Peut-être ne faut-il voir dans la symphonie avec chœurs qu’un geste plus démesuré d’orgueil musical, et voilà tout. Un petit cahier où sont notés plus de deux cents aspects différents de l’idée conductrice du finale de cette symphonie témoigne de sa recherche obstinée et de la spéculation purement musicale qui la guidait (les vers de Schiller n’ont vraiment là qu’une valeur sonore). Il voulait que cette idée contînt son virtuel développement et, si elle est en soi d’une prodigieuse beauté, elle est magnifique par tout ce qu’elle répondit à son attente. Il n’y a pas d’exemple plus triomphant de la ductilité d’une idée au moule qu’on lui propose ; à chaque bond qu’elle fait, c’est une nouvelle joie ; cela, sans fatigue, sans avoir l’air de se répéter ; on dirait le chimérique épanouissement d’un arbre dont les feuilles jailliraient toutes à la fois. Rien dans cette œuvre aux proportions énormes n’est inutile ; pas même l’andante, que de récentes esthétiques accusèrent de longueur ; n’est-il pas un repos délicatement prévu entre la persistance rythmique du scherzo et le torrent instrumental roulant invinciblement les voix vers la gloire du finale ? Au surplus, ce Beethoven avait écrit huit symphonies, le chiffre 9 devait donc s’imposer d’une façon presque fatidique à son esprit, et Beethoven s’imposa, lui, de se surpasser ; je ne vois guère qu’on puisse douter qu’il y ait réussi. Quant à l’humanité débordante qui fait éclater les limites habituelles de la symphonie, elle jaillit de son âme, laquelle, ivre de liberté, se meurtrissait, par une ironique combinaison de la destinée, aux barreaux dorés que lui faisait l’amitié mal charitable des grands. Beethoven dut en souffrir en plein cœur et désirer ardemment que l’humanité communiât en lui : de là, ce cri poussé par les mille voix de son génie vers ses « frères » les plus humbles comme les plus pauvres. A-t-il été entendu de ceux-là ?… Question troublante. — La symphonie avec chœurs fut jouée récemment en compagnie de quelques faisandés chefs-d’œuvre de Richard Wagner. — Tannhæuser, Siegmund, Lohengrin, clamèrent une fois de plus les revendications du leit-motive ! La sévère et loyale maîtrise du vieux Beethoven triompha aisément de ces boniments haut casqués et sans mandat bien précis.

Il me semblait que, depuis Beethoven, la preuve de l’inutilité de la symphonie était faite. — Aussi bien, chez Schumann et Mendelssohn n’est-elle plus qu’une répétition respectueuse des mêmes formes avec déjà moins de force. Pourtant, la « neuvième » était une géniale indication, un désir magnifique d’agrandir, de libérer les formes habituelles en leur donnant les dimensions harmonieuses d’une fresque.

La vraie leçon de Beethoven n’était donc pas de conserver l’ancienne forme ; pas davantage, l’obligation de remettre les pieds dans l’empreinte de ses premiers pas. Il fallait regarder par les fenêtres ouvertes sur le ciel libre : on me parait les avoir fermées à peu près pour jamais ; les quelques géniales réussites dans le genre excusent mal les exercices studieux et figés qu’on dénomme, par habitude, symphonies.
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Comme j’avais beaucoup dépassé ma maison, je m’en retournai, songeant à l’impartialité grondeuse de M. Croche. À tout prendre, elle contenait un peu du dépit que nous donnent les personnes que l’on a beaucoup aimées jadis et desquelles le moindre changement équivaut à une trahison. J’essayai aussi de me figurer M. Saint-Saëns le soir de la première représentation des Barbares, se souvenant, à travers les applaudissements saluant son nom, du bruit des sifflets qui accueillirent la première audition de sa Danse macabre et j’aimais à croire que ce souvenir ne lui déplaisait pas.

Puis je songeai à des années déjà lointaines.

La meilleure impression que je reçus du prix de Rome fut indépendante de celui-ci… C’était sur le pont des Arts où j’attendais le résultat du concours en contemplant l’évolution charmante des bateaux-mouches sur la Seine. J’étais sans fièvre, ayant oublié toute émotion trop spécialement romaine, tellement la jolie lumière du soleil jouant à travers les courbes de l’eau avait ce charme attirant qui retient sur les ponts, pendant de longues heures, les délicieux badauds que l’Europe nous envie. Tout à coup quelqu’un me frappa sur l’épaule et dit d’une voix haletante : « Vous avez le prix !… » Que l’on me croie ou non, je puis néanmoins affirmer que toute ma joie tomba ! Je vis nettement les ennuis, les tracas qu’apporte fatalement le moindre titre officiel. Au surplus, je sentis que je n’étais plus libre.

Ces impressions disparurent dans la suite ; on ne résiste pas tout d’abord à cette petite fumée de gloire qu’est provisoirement le prix de Rome ; quand j’arrivai à la Villa Médicis, en 1885, je n’étais pas loin de me croire le petit chéri des dieux dont parlent les légendes antiques.

M. Cabat, paysagiste de valeur autant qu’homme du monde strictement distingué, était directeur de l’Académie de France à Rome à cette époque. Il ne s’occupait jamais des pensionnaires que d’une façon administrative. Il était charmant. Peu de temps après, M. E. Hébert le remplaçait. Une récente conversation nous a appris que ce peintre éminent est resté « romain » jusqu’au bout des ongles. Son intolérance pour tout ce qui regardait Rome et la Villa Médicis est d’ailleurs restée proverbiale… Il n’admettait aucune critique touchant ces deux choses ; je me rappelle encore que m’étant plaint d’habiter une chambre dont les murs peints en vert semblaient reculer à mesure que l’on avançait — elle est bien connue des pensionnaires sous le nom de « Tombeau Étrusque » —, M. Hébert m’affirma que cela n’avait aucune importance. Il ajoutait même qu’on pouvait au besoin coucher dans les ruines du Colisée… Le bénéfice d’y éprouver le « frisson historique » compensant le risque d’y prendre la fièvre.

M. Hébert aimait passionnément la musique, mais pas du tout celle de Wagner ; à cette époque, où j’étais wagnérien jusqu’à l’oubli des principes les plus simples de la civilité, j’étais loin de me douter que j’arriverais à penser à peu près comme ce vieillard passionné qui a fait le tour des sentiments, avec clairvoyance, quand nous en sommes à peine à savoir ce qu’ils contiennent et comment on peut s’en servir.

Alors, commence cette vie de « pensionnaire » qui tient à la fois de l’hôtel cosmopolite, du collège libre, de la caserne laïque et obligatoire… Je revois la salle à manger de la Villa où s’alignent les portraits des prix de Rome de jadis et d’hier. Il y en a jusqu’au plafond ; on ne les distingue même plus très bien ; il est vrai que l’on n’en parle même plus du tout. Dans toutes ces figures, on retrouve la même expression un peu triste ; elles ont l’air « déracinées… ». Au bout de quelques mois, la multiplicité de ces cadres aux dimensions immuables donne à qui la contemple, l’impression que c’est le même prix de Rome répété à l’infini !

Les conversations que l’on tient autour de cette table ressemblent forcément à des propos de table d’hôte, et il serait vain de croire qu’on y commente les esthétiques récentes ou bien l’ardente rêverie des anciens maîtres. Si par cela la Villa Médicis est un foyer d’art médiocre, on y apprend très vite le côté pratique de la vie, tant on s’y préoccupe de la figure que l’on fera de retour à Paris… Les rapports avec la société romaine sont presque nuls, celle-ci étant aussi fermée que peu accueillante aux pensionnaires dont la jeune indépendance bien française s’allie mal à la froideur romaine.

Il reste la ressource des voyages à travers l’Italie… Maigre ressource dont on ne peut tirer le profit désirable, à cause du manque de rapports dans les villes où l’on passe par trop en étranger. Entendez que ces rapports seraient faciles à établir puisqu’il suffirait simplement d’y penser. On s’en tire en achetant des photographies, la patience des jeunes femmes attachées à ce commerce étant sans limite, ainsi que leurs sourires.

✽✽✽
Je ne devais plus revoir M. Croche. Mais qui ne fut visité par les fantômes des voix qui se sont tues ? Il n’est donc que juste de lui supposer large part en tout ce qui va suivre, bien que je me reconnaisse hors d’état de séparer par des signes distincts les répliques d’un dialogue imaginaire.
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J’essayai de timides objections comme : « Ces Barbares sont-ils plus mauvais que beaucoup d’autres opéras dont vous ne parlez pas ? » et : « Devons-nous pour cela perdre le souvenir de ce que fut Saint-Saëns ? » — M. Croche me coupa brusquement la parole. — « Cet opéra est plus mauvais que les autres parce qu’il est de Saint-Saëns. Il se devait et devait encore plus à la musique de ne pas écrire ce roman où il y a de tout, même une farandole dont on a loué le parfum d’archaïsme : elle est un écho défraîchi de cette « rue du Caire » qui fit le succès de l’Exposition de 1889 ; comme archaïsme, c’est douteux. Dans tout cela, une recherche pénible de l’effet, suggérée par un texte où il y a des « mots » pour la banlieue et des situations qui naturellement rendent la musique ridicule. La mimique des chanteurs, la mise en scène pour boîte à sardines dont le théâtre de l’Opéra garde farouchement la tradition, achèvent le spectacle et tout espoir d’art. — N’y a-t-il donc personne qui ait assez aimé Saint-Saëns pour lui dire qu’il avait assez fait de musique et qu’il ferait mieux de parfaire sa tardive vocation d’explorateur ? » M. Croche fut sollicité par un autre cigare et me dit en manière d’adieu : « Pardon, monsieur, mais je ne voudrais pas gâter celui-ci… »
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» Enfin, pour m’appuyer sur un récent exemple, j’ai peine à voir combien il est difficile de conserver le respect à un artiste qui, lui aussi, fut plein d’enthousiasme et chercheur de gloire pure… J’ai horreur de la sentimentalité, monsieur ! Mais j’aimerais ne pas me souvenir qu’il s’appelle Camille Saint-Saëns ! »

Je répliquai simplement : « Monsieur, j’ai entendu les Barbares. »

Il reprit avec une émotion que je ne lui soupçonnais pas : « Comment est-il possible de s’égarer aussi complètement ? M. Saint-Saëns est l’homme qui sait le mieux la musique du monde entier. Comment oublia-t-il qu’il fit connaître et imposa le génie tumultueux de Liszt et sa religion pour le vieux Bach ?

» Pourquoi ce maladif besoin d’écrire des opéras et de tomber de Louis Gallet en Victorien Sardou, propageant la détestable erreur qu’il faut « faire du théâtre », ce qui ne s’accordera jamais avec « faire de la musique ».
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