Mes cahiers de CM1 – j’en garde encore un ou deux, avec d’autres papiers de mon enfance, dans une boîte en carton sous le lit – devaient être couverts d’un papier brillant rouge et porter mon nom et celui de ma classe. Bien sûr, mon père et moi avions oublié ce détail jusqu’au dernier moment, le dimanche à 7 heures du soir, et nous avons eu beau passer en voiture devant toutes les papeteries du sud de Mexico, ce que nous avons trouvé de mieux fut un rouleau de papier présenté comme “rouge pêche” qui, aux yeux de n’importe quel enfant était, sans le moindre doute, rose. Après trois tentatives avortées de couvrir un cahier, mon père toqua à la porte de la chambre de Mariana et la chargea de cette tâche, en lui promettant de l’emmener au Tower Records de la Zona Rosa pour qu’elle s’achète un disque le week-end suivant. Mariana couvrit mes cahiers de rose tandis que je prévoyais les terribles conséquences que cette stupide nuance de couleur risquait d’avoir dans ma vie quotidienne.
Cela paraîtra peut-être exagéré, mais le fait est qu’à dix ans j’étais très tracassé par la question de la conscience. Je veux dire que j’avais fréquemment cette sensation de malaise ou d’étrangeté qui est à la base de toute la philosophie – mais aussi de toute angoisse – et qui nous pousse à nous demander pourquoi nous pensons ce que nous pensons, pourquoi nous sommes vivants, pourquoi l’être et pas le néant, etc. Selon ma théologie infantile, que j’ai résumée plus haut, un dieu directement impliqué dans mon éducation était ou devait être responsable de tout cela. Mais parfois ce dieu s’absentait, ou me paraissait un peu plus invraisemblable, si bien que la sensation de non-sens, de gratuité et d’imminence d’un désastre planait sur moi. Certes, à l’époque, je n’avais pas les mots pour l’exprimer. Je me déplaçais dans le monde avec une assurance qui disparaissait soudain en me laissant vulnérable, tout petit, à la merci de n’importe quel danger.
Je ne peux aspirer qu'à un seul type de communion avec les personnes: à travers les objets. Par exemple, en observant les sachets de thé que j'ai collectionnés pendant un temps, et qui me renvoient simultanément aux hommes qui les ont produits et aux hommes qui m'ont vu consommer ce produit. Je comprends alors que toute la société est une machine, parfaitement huilée par des relations de politesse, par des marchés boursiers, par des appareils électroménagers. Et je comprends que les hommes sont bons.
Jusqu'à ce jour, mon père m'avait toujours paru comme un élément parmi d'autres de l'infrastructure domestique, une espèce d'automate qui fournissait le transport et un certain étiage d'affection, une sorte d'hybride d'animal de compagnie et d'appareil ménager. [...] En revanche, Teresa, mais aussi ma soeur [...] étaient, disons, dans le registre de l'Humain; il n'y avait pas le moindre doute qu'elles possédaient une âme. De mon père, au contraire, on ne pouvait pas l'affirmer avec certitude.
Se masturber pendant les heures de travail est, je pense, un des rares petits plaisirs de l'employé qui veut échapper à l'omniprésence du système.
Si j'avais le courage de sortir de ce lit, j'aimerais prendre un taxi pour la gare routière de Taxqueña et le même autobus pour Villahermosa dans lequel j'étais monté il y a vingt-trois ans. Peut-être qu'ainsi, par cette répétition rituelle, l'effet de cette nuit - de cet été-là - se dissiperait complètement. peut-être alors le rêve de mon père, le pigeon, le rire du soldat adolescent, le regard fixe de Mariconchi, mes sombres pressentiments en observant le lever du jour par la fenêtre, tout cela pourrait devenir affaire classée, eau écoulée, anecdote lointaine qui aurait cessé de m'affecter. Mais je sais qu'il serait inutile d'aller à Taxqueña et de prendre cet autobus. Cela ne servirait à rien. Je dois d'abord écrire l'histoire jusqu'au bout, noircir ce cahier à spirale jusqu'à la dernière page, puis le déposer au pied du lit où je suis prostré et ouvrir le le deuxième cahier. Non parce que écrire serait un acte salutaire, mais parce que c'est ainsi que je peux me dire les choses auxquelles je n'ose pas penser quand je suis seul. C'est seulement lorsque j'aurai tout écrit que je pourrai me regarder dans le miroir et ne plus voir le visage d'un autre, de cet autre qui me poursuit à l'intérieur de moi.
(p.106)
Il était d'un naturel optimiste, à la manière des égocentriques plutôt que des ignorants, bien que sans le connaître, on aurait pu s'y tromper.
Je peux être seul, très seul. Mais je prie le Dieu des fonctions neuronales de me permettre de conserver cette faible voix qui me parcourt le crâne pour pouvoir me moquer de ce qui m'entoure. C'est le seul degré d'intelligence auquel j'aspire, il me procure une joie immense et ne dépend ni des livres ni des personnes.
C'est une bonne chose de semer des souvenirs précis, des joies minuscules.
...avant que ma vie soit restreinte à ce lit sale en désordre et à ces cahiers où j'essaie de donner forme à l'indicible, comme si je faisais des origamis avec les ombres.
(p.85)