Citations de Danü Danquigny (48)
- Tu comprends, c'est un vrai problème. En tant qu'Albanais, j'aimerais que nos jeunes qui sont partis à l'étranger reviennent, parce que le pays a besoin de forces vives, et d'un sang neuf, d'yeux qui ont vu autre chose.
- Et en tant que père, tu préfères que tes enfants soient ailleurs.
- Il n'y a rien pour eux ici. C'est encore pire qu'avant.
Aujourd'hui encore, je ne comprends pas comment le gouvernement ne l'a pas vu venir. Les autorités n'étaient pas ici confrontées à une population d'employés de bureau ramollis à grand renfort d'émissions télévisées imbéciles, de bouffe grasse et sucrées ou de distractions ineptes. Chez nous, à cette époque, tous les hommes avaient passé trois ans dans l'armée, toutes les femmes savaient manier un fusil d'assaut. On nous avait dressé à défendre notre chère patrie. La suite était inévitable.
Le communisme était peut-être une prison, mais le capitalisme ressemble au couloir de la mort.
Si Alban et Loni étaient suffisamment cons pour y voir du respect, je savais pour ma part qu'ils se gouraient. Nous faisions peur. Pas seulement parce que nous étions forts ou puissants, non, mais parce que nous avions franchi la ligne rouge, et que rien ne nous arrêtait. Ni la loi, ni la morale, ni la tradition. Le vrai message envoyé par Alban, et par beaucoup d'autres à travers le pays, se résumait à ça : il n'y a plus de règles.
Personne ne t'a jamais remplacée. ça ne marche pas comme ça chez nous. En bien, en mal, le mariage est un aller-simple.
Le feu de la jeunesse battait son plein dans mes veines, nourri par des lectures bannies et des conversations interdites et ruait sous le joug que je sentais peser sur mon col d'animal de bât en devenir.
Nous étions passés en quelques années, un claquement de doigts dans l'histoire de l'humanité, d'une économie autarcique et autosuffisante à une dépendance maladive à cet extérieur dont nous ignorions tout. P.100
La démocratie est une blague. Le communisme était peut-être une prison, mais le capitalisme ressemble au couloir de la mort. (Nesti)
Un fusil, c’est un outil. Plus la tête est remplie, mieux les bras l’utilisent. Donne une kalachnikov à un singe, il ne sera même pas foutu de casser une noisette.
Depuis deux ans, je crevais de solitude et vivais pour la première fois seul avec moi-même, simple troufion affecté à une improbable vigie, planton isolé dans mon bunker individuel, perdu au milieu d’une montagne inconnue. Dans mon champignon de béton gris, j’attendais à longueur de journées monotones un adversaire invisible.
(Beni au service militaire...)
Je leur tourne le dos le temps de regarder au travers d’une fenêtre sale cette ville qui m’a vu naître et grandir, devenir homme, époux et père, avant de m’arracher le cœur et d’emporter ce qu’il restait de mon âme au fond d’un puits de haine et de rancœur.
L’homme qui pendant quarante ans a mené à l’encontre de son pays l’une des politiques les plus répressives et sanglantes de l’histoire s’appelait Enver Hoxha. Il a enfermé près d’un dixième de sa population dans des camps de travail et presque un habitant sur deux a tôt ou tard eu maille à partir avec la police politique
— Reste par terre !
Le type émet un borborygme et se redresse. Tête de mule. Trois fois que je le mets au tapis, autant qu’il se relève. Ça force le respect. Il esquisse deux pas maladroits. Je glisse sur le côté, brosse son pied juste derrière le talon et il retourne bouffer le sol poussiéreux.
— Reste par terre !
Mais il ne veut rien entendre. Il secoue sa grosse tête rougeaude d’ivrogne et, péniblement, se remet sur ses jambes avant de repartir à la charge. Il accroche le col de ma chemise. Il est tenace, mais il n’a plus de jus. Je lui assène un vilain coup de tête sur le nez. Dans la foulée, je lui colle un coup de genou bien vicelard qui lui tire une sorte de couinement suraigu. Il finit par aller au tapis, en gardant entre ses doigts serrés un morceau de tissu.
La rue ne gagne plus. Le sang qu’elle verse dans ses luttes perdues d’avance n’est voué qu’à émouvoir les âmes sensibles et à exciter l’appétit des prédateurs. La rue est priée de fermer sa gueule et de voter utile tous les cinq ans.
Les grèves d'aujourd'hui sont teintées de désespoir. Les connard d'en haut ne cèdent plus. Ils l'ont dit, ce n'est pas la rue qui dirige le pays. Et si la rue n'est pas d'accord, on lui casse la gueule. Même si elle le dit sagement, en organisant un sitting. On lui casse la gueule. On lui balance des grenades – des grenades – même si on sait qu'elles blessent, qu'elles estropient qu'elles tuent. On lui tire dessus au flash-ball. Ou comme on dit dans cette novelangue feutrée, au lanceur de balles de défense. De défonce, oui. Et tant pis si ça coute quelques yeux et si ça défigure la rue à vie.
Elle ne répond pas. Je crois bien qu'elle fait la gueule. Ça me chiffonne, mais je n'y peux pas grand chose. j'ai pas ce genre de magie en moi, et je l'ai jamais eue.
La chanteuse commence à entonner un chant dans notre langue. La salle entière entre en effervescence. Dans le brouhaha, je ne saisis pas toutes les paroles. Suffisamment toutefois. Shqiperia e Madhë, la grande Albanie, ce rêve fou qui n'a jamais existé. Au refrain, Kuq et Zi, rouge et noir, les couleurs du drapeau, la foule reprend en un ensemble parfait : "Huoo! Huoo!" Ils sont galvanisés, soudain habités par une fierté nationale dévoyée, cette appartenance à un "chez nous" mensonger. Et à chaque refrain ils reprennent plus fort leurs "Huoo! Huoo!", et j'en viens à me dire que ce pays est prêt pour une nouvelle dictature.
Dès mon plus jeune âge, je vécus dans une terreur confuse. Confuse, car pendant longtemps elle ne fut pas nommée.
Enver Hoxha était paranoïaque. Cliniquement paranoïaque. Il voyait des menaces partout et en inventait d’autres. Il avait entretenu une armée démesurée. Et cette folie lui a survécu plusieurs années. Chaque camarade était un soldat formé au maniement des armes, un partisan prêt 21à mourir pour défendre la patrie. Et nous étions tous des camarades.
C’est à ce moment que l’idée de partir a commencé à germer. Je n’avais ni attaches, ni projets, et il me restait pour seul héritage une lucidité consternée quant aux perspectives d’avenir d’un type ni trop bête, ni trop malin, peu diplômé, sans appui et sans fortune dans ce mouroir que devenait chaque jour un peu plus le pays.