L'heure bleue de
Elsa Vasseur
Pieds nus sur la carrelage, en petite culotte blanche, Giulia se maquillait face au miroir de la salle de bain. De la main droite, elle maintenait fermement sa paupière ouverte tandis que, de la main gauche, elle faisait glisser le crayon noir sous son œil, du coin interne jusque vers l’extérieur. Elle renouvela l’expérience sur l'autre œil sans faire déraper le crayon une seule fois. Satisfaite du résultat - le maquillage accentuait l’éclat sombre de la pupille et mettait en valeur toutes les nuances de gris et de vert de l'iris -, elle reposa l'instrument dans la trousse et contempla son reflet avec le sentiment du devoir accompli.
En se maquillant, Giulia escamotait l'enfance, elle qui semblait ne pas avoir atteint l'âge adulte. Le visage nu, on ne lui donnait guère plus de vingt ans, alors qu'elle en avait douze de plus. Lorsqu'elle emmenait Zoé et Nino au bois de Vincennes le dimanche, on la prenait pour la grande sœur ou la baby-sitter. Mais sa manière de boutonner le col de Nino pour qu'il ne prit pas froid, de nouer l’écharpe autour du cou de Zoé, trahissait la mère sous ses allures d’éternelle jeune fille.
Giulia saisit un bâton de rouge à lèvres d'une prestigieuse marque japonaise, un cadeau de son mari Marc. Le rouge flamboyant n 13, était d'une tenue remarquable : elle pouvait manger, boire, embrasser son époux et ses enfants sans que la couleur ne s'estompe. Songeant à la journée qui l'attendait - elle enseignait l'italien à des lycéens obnubilés par leurs hormones -, elle relâcha son attention et fit déborder le rouge à la commissure de ses lèvres. L'image que lui renvoyait tout a coup la glace était celle d'une gamine facétieuse, barbouillée de confiture de fraises.
Au lieu d'estomper les contours de sa bouche à l'aide d'un mouchoir en papier, elle approcha le bâton de son visage et le pressa contre sa joue. De la couleur en jaillit telle une goutte de sang perlant de la pointe d'un couteau. Elle fit glisser le rouge à lèvres avec application, dessinant une trace sinueuse qu'elle fit descendre jusqu'au menton. Puis elle s'attaqua à l'autre joue qui, subissant le même sort que la première, fut traversée d'une ligne écarlate. Sur son front, elle dessina des formes semblables à es signes tribaux avant de peinturlurer sa bouche, passant et repassant le baton jusqu'a faire apparaitre un rictus de clown.
Son oeuvre achevée, elle se regarda sans se reconnaitre, subjuguée par la guerre sourde qui suintait de sa peau maquillée de rouge, ne sachant si elle était le conquérant, l'assujetti, ou le champ de bataille. Paniquée, elle se débarbouilla à la hâte, enfila ses collants, sa jupe et son chemisier, et se hâta en direction de la cuisine.
Son premier geste fut d'ouvrir la boite en fer-blanc où elle rangeait ses médicaments. Elle en sortit un cachet de couleur rose - un antidépresseur - et un autre de couleur jaune - un neuroleptique. Contrairement au premier qu'elle ingérait quotidiennement, elle n'avalait les seconds qu'en cas de bouffée délirante, lorsque la psychose maniaco-dépressive se manifestait par le biais d'actes incontrôlables.
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