Else LASKER-SCHÜLER Une Vie, une uvre : 1869-1945 (France Culture, 1994)
Émission « Une Vie, une uvre », par Blandine Masson, diffusée le 24 mars 1994 sur France Culture. Invités : Helma Sanders-Brahms, Jean-Yves Masson, Zilke Haas, Helen Adkins, Lionel Richard, Michel Rachline, Jorg Afnauger, Judith Koukert et Hanna Schygulla.
FUIR LE MONDE
Je veux regagner le Sans-limite,
Faire retour vers moi.
La colchique de mon âme
Fleurit déjà.
Serait-ce trop tard pour faire retour?
Oh, je me meurs parmi vous!
Votre présence m'étouffe.
Je voudrais tendre des fils autour de moi,
En finir avec ce pêle-mêle!
Que cela s'emmêle,
Vous harcèle...
M'enfuir
Vers moi.
Réconciliation
Il tombera un grand astre dans mon sein...
Nous veillerons la nuit,
Et prierons en des langues,
Sculptées comme des harpes.
La nuit nous nous réconcilierons —
Tant que Dieu nous inonde.
Nos cœurs sont des enfants,
Qui, pleins d’une douce langueur, Voudraient reposer.
Et nos lèvres veulent se trouver,
Pourquoi hésites-tu ?
Mon cœur n’est-il pas proche du tien —
Ton sang me rougissait toujours les joues.
La nuit nous nous réconcilierons,
Si nous nous caressons, nous ne mourrons pas.
Il tombera un grand astre dans mon sein.
- - -
Versöhnung
Es wird ein großer Stern in meinen Schoß fallen...
Wir wollen wachen die Nacht,
In den Sprachen beten,
Die wie Harfen eingeschnitten sind.
Wir wollen uns versöhnen die Nacht —
So viel Gott strömt über.
Kinder sind unsere Herzen,
Die möchten ruhen müdesüß.
Und unsere Lippen wollen sich küssen,
Was zagst du ?
Grenzt nicht mein Herz an deins —
Immer färbt dein Blut meine Wangen rot.
Wir wollen uns versöhnen die Nacht,
Wenn wir uns herzen, sterben wir nicht.
Es wird ein großer Stern in meinen Schoß fallen.
(Mes merveilles/Meine Wunder, p. 74-5)
Traduit de l’allemand par Raoul de Varax.
Mélodie
Tes yeux se posent sur les miens
Jamais ma vie n’eut tant de chaînes,
Jamais ne fut si profondément en toi,
Si profondément désarmée.
Et parmi tes rêves ombreux
Mon cœur d’anémone boit le vent aux heures nocturnes,
Et je chemine en fleurissant par les jardins paisibles
De ta solitude.
-
Melodie
Deine Augen legen sich in meiner Augen
Und nie war mein Leben so in Banden
Nie hat es so tief in Dir gestanden
Es so wehrlos tief.
Und unter Deinen schattigen Traümen
Trinkt mein Anemonenherz den Wind zur Nachtzeit,
Und ich wandle blühend durch die Gärten
Deiner stillen Einsamkeit.
(Traduit de l’allemand par Raoul de Varax | p. 22-23)
La nuit est veloutée et tendre, telle une rose;
Viens, donne-moi tes mains,
Mon cœur bat, il est tard
Et à travers mon sang, vaque la nuit ultime qui va
Et vient, sans bornes, sans fin, comme une mer.
Et puisque tu m'as tant aimée,
Cueille donc la joie suprême de ton jour,
Et donne-moi cet or que nul nuage ne trouble.
Du lointain pays de la nuit, des harmonies
se pressent, s'enflent-
Je fais le pas
Je serai la vie
Vie blottie contre vie
Quand au dessus de moi des astres édéniques
Berceront leurs premiers humains.
Adieu
Mais tu ne vins jamais avec le soir —
J'étais assise en manteau d'étoiles.
... Quand on frappait à ma porte,
C'était le bruit de mon propre cœur.
Maintenant le voilà suspendu à tous les montants de porte,
À la tienne aussi ;
Rose de feu qui s'éteint entre les fougères
Dans le brun d'une guirlande.
Je fis pour toi le ciel couleur de mûre
Avec le sang de mon cœur.
Mais tu ne vins jamais avec le soir —
... Je t'attendais, debout, chaussée de souliers d'or.
Je sais
Je sais qu'il me faudra mourir bientôt
Et pourtant tous les arbres brillent
Après le baiser de juillet longtemps désiré —
Pâles deviennent tous mes rêves —
Jamais il n'y eut de fin plus triste
Dans mes livres de poèmes.
Tu me cueilles une fleur en guise de salut —
Et moi, je l'aimais déjà quand elle n'était que graine.
Pourtant je sais qu'il me faudra mourir bientôt.
Mon souffle plane sur les eaux du fleuve de Dieu —
Sans bruit je pose mon pied
Sur le chemin qui mène à la demeure éternelle.
En secret la nuit
Je t'ai choisi
Entre toutes les étoiles.
Et je suis éveillée — fleur attentive
Dans le feuillage qui bourdonne.
Nos lèvres veulent faire du miel,
Nos nuits aux reflets scintillants sont écloses.
À l'éclat bienheureux de ton corps
Mon cœur allume la flamme qui embrase les cieux —
Tous mes rêves sont suspendus à ton or,
Je t'ai choisi parmi toutes les étoiles.
Mon chant d'amour
Sur tes joues reposent
Des pigeons d'or.
Ton cœur — un tourbillon,
Ton sang, tendre ruisseau,
Frémit, comme le mien,
Auprès des framboisiers.
Oh, comme je pense à toi —
La nuit te le dira.
Personne, avec tes mains,
Ne joue aussi joliment que moi,
Ni ne bâtit, comme je le fais,
Des châteaux en doigts d'or ;
Des forteresses aux tours puissantes !
Nous voilà pilleurs d'épaves.
Quand tu es là,
Je suis fortunée.
Tu me tiens si près de toi —
Je vois ton cœur, scintillement d'étoile.
Tes entrailles —
Lézards chatoyants.
Tu es fait Or —
Toutes lèvres retiennent leur souffle.
Secrètement, à la nuit
Je t'ai choisi
Parmi tous les astres.
Et je veille — fleur aux aguets
Dans le feuillage susurrant.
Nos lèvres s'apprêtent à préparer le miel
Nos nuits chatoyantes sont écloses.
Les cieux de mon cœur s'embrasent
À l'éclat radieux de ton corps —
Tous mes rêves irradient de ton Or,
Je t'ai choisi parmi tous les astres.
Arrivée
Me voici parvenue au terme de mon cœur.
Nul rayon ne mène au-delà.
Derrière moi je laisse le monde,
Les étoiles s'envolent : oiseaux d'or.
La tour de lune hisse l'obscurité —
... O combien douce la complainte qui m'étreint...
Or mes épaules se haussent, coupoles de dédain.