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Citations de Emmanuel Hocquard (32)


"Un effacement reproduit sans action ne signifie pas pour autant repos. Rêver fatigue."
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Pour toutes choses, nous eûmes les mêmes yeux :
le jardin d'autrefois et celui d'aujourd'hui,
le jardin immobile.
Nous avançâmes au milieu de ce qui porte un nom
et que nous avions appris à nommer ;
Nous progressâmes dans les livres
au milieu de ce que nous apprenions,
L'arbre mort et l'arbre vivant au même titre,
songeant peut-être qu'une telle coïncidence
Ne durerait pas toujours car sa croissance
serait sa mort et la pensée du modèle sa fin.
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Emmanuel Hocquard
Je ne pourrai jamais enseigner la littérature. Je sais, par expérience, que les choses ne se passent pas du tout comme elles sont relatées dans les livres d'histoire littéraire et les manuels scolaires. Ça c'est une vue de l'esprit, purement académique. L'académisme, ce n'est pas seulement faire des calques de modèles périmés. C'est aussi se calquer sur cette logique de courants, d'écoles, de personnages hors du commun (les phares ou les albatros de Baudelaire) qui "feraient l'histoire", avec leur cohortes d'avant-garde et d'arrière-garde. Les choses ne se passent jamais ainsi. Elles ne procèdent jamais par générations linéaires arborescentes, avec leurs origines et leurs descendances bien ordonnées, mais par juxtaposition, malentendus, attirances, répulsions, contaminations, ruptures, sauts, glissements, empiètements, trahisons, chevauchements... Par affects, par furor. Les grandes ruptures, les "vraies" ruptures, se produisent en marge. (Sur la notion de marge, ou de lisière, il y a encore beaucoup à réfléchir et à travailler.) A vouloir tout lisser, tout enchaîner, tout expliquer, on brouille tout. L'Histoire de la littérature est un agencement de mots d'ordre. Ça n'a rien à voir avec les faits : j'écris, je peins, je sculpte, je photographie, je filme, etc. L'Histoire littéraire c'est la troisième personne du discours indirect, avec les verbes au passé : il a écrit, elle a peint, ils ont sculpté, elles ont photographié, etc.
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"L'illusion consisterait à imaginer que les définitions échappent à un univers vitreux. Si rien n'est caché, avoir une vision du monde est sans importance."
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« De Tanger à San Francisco, de New York à Leningrad, j’en ai vu de toutes les couleurs et j’ai eu affaire à pas mal de gens. Il en faut beaucoup pour m’impressionner. Mais la nuit dernière, quand j’ai poussé ma porte et que je les ai trouvés, installés chez moi, à boire mon whisky, mon sang n’a fait qu’un tour. A mon bureau, le sheriff R. Chandler roulait un crayon entre ses doigts ; Ch. Reznikoff, le médecin légiste, était assis très droit sur mon unique chaise ; quant à l’attorney général, L. J. Wittgenstein, il se tenait debout, une cigarette éteinte collée entre ses lèvres minces. C’est à ces trois-là que je dois, pour l’essentiel, ce que je connais du métier. Et c’est sans doute grâce à eux qu’on ne m’a pas encore retiré ma licence. L’attorney général pointa l’index dans ma direction et me lança, d’une voix coupante comme un rasoir : “Tâchez de bien vous enfoncer dans le crâne qu’une enquête ça n’a jamais été autre chose qu’un processus logique d’élucidation."
Je me réveillai, trempé de sueur. Je n’étais pas au bout de mes peines... »
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Te souviens-tu de l'anecdote du peintre chinois qui était entré dans son paysage? Je la raconte dans Ma vie privée, comme un exemple d'aporie. L'empereur a commandé à un artiste une peinture de paysage. Le peintre s'enferme dans une pièce du palais où il travaille de longs jours en secret. Sa peinture achevée, il convie l'empereur à venir la découvrir. L'empereur s'émerveille devant le paysage. Quand il se retourne vers le peintre pour lui exprimer sa satisfaction, ce dernier n'est plus dans la pièce; il est entré dans son paysage. Dans cette histoire, indépendamment des diverses interprétations auxquelles elle peut donner lieu, ainsi formulée (en français), l'effet de surprise vient d'un accroc de sens lié à la préposition dans, alors qu'il n'y a aucune rupture syntaxique dans la phrase "Le peintre est entré dans son paysage".
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On peut s'étonner qu'un mot dont tant de choses dépendent soit un mot dont on ne sache rien dire.
Il n'en demeure pas moins qu'Olivier, Pierre et Pascalle ont ceci en commun (tout le monde se ressemble) qu'ils disent je et que, quand ils disent je, ils disent la même chose et se font comprendre. Et pourtant Olivier n'est pas Pierre qui n'est pas Pascalle, etc.
Il y a peut-être là de grandes perspectives grammaticales cachées.
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« Anecdote 1. Quand j'avais huit ans, nous avions à la maison un pot de fleurs contenant une plante dont je ne connais pas le nom savant, mais qu'on appelait fleurs de cire. Cette plante avait la particularité de ne fleurir qu'une fois tous les sept ans. Je ne l'ai vue qu'une seule fois en fleurs. C'étaient des fleurs rose très pâle qui avaient, effectivement, l'aspect et la consistance au toucher de la cire. Le principal intérêt de cette anecdote est qu'elle met en évidence la manière qu'a le langage ordinaire de rendre compte de la mesure du temps, de façon anthropomorphique. C'est-à-dire de rapporter une mesure "humaine" du temps à un végétal. Ce qui est très bizarre, quand on y pense. Dire que j'avais huit ans quand j'ai vu fleurir cette plante qui ne fleurit que tous les sept ans signifie qu'elle avait dû avoir sa précédente floraison quand j'avais un an et qu'elle ne refleurirait que sept ans plus tard, quand j'aurais eu quinze ans. Ça ne dit strictement rien d'autre.
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Au lieu de dire « Je vous montre les choses telles qu’elles sont », ne serait-il pas préférable de dire « Je vous montre comment je vois les choses. Mais elles pourraient être montrées d’une quantité d’autres façons ». Autrement dit, ce ne sont pas les choses telles qu’elles sont que je vous montre, mais mon regard tel qu’il est sur des choses que j’ai choisi de vous montrer. Ou encore, l’« objet » que je vous montre, c’est mon regard.
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Retour sur une image

Les images étaient de vraies images
De choses menues et aimantes. Il y avait un paysage d'hiver
Et le dessin en partie caché des trois autres saisons "
John Ashbery, Double Dream of Spring. Trad. Michel Couturier.

Qu'est-ce qu'une image ?

Image est un mot simple, familier, aimable, que tout le monde emploie sans se poser de questions. En réalité, image s'avère être surtout un joker pour dire tout et n'importe quoi. Selon les cas, il sert à désigner tour à tour une reproduction, une gravure, une photographie, une estampe, un tableau, un dessin, un croquis, une affiche, une étiquette, un vidéogramme, un "visuel", etc. Alors pourquoi parler d'image ? Si c'est d'une peinture qu'il est question, disons peinture; si c'est d'une photographie, disons photographie; et ainsi de suite. Cela règlerait, en partie, le problème, mais en partie seulement, parce que le mot image existe aussi et qu'il est pratiquement impossible d'en établir clairement le sens. Les dictionnaires, pas plus que l'étymologie, ne sont ici d'un quelconque secours.

Il peut être en revanche éclairant de se demander dans quelles circonstances le mot est entré dans le vocabulaire de chacun. Il est clair que son apparition est liée à l'enfance. Image est d'abord un mot de l'enfance. "Les livres d'images de mon enfance, un enfant sage comme une image...". Par ailleurs image reste associé à quelque chose de plaisant, de joyeux : cadeau, surprise, fête...

Mais, très tôt, le petit écolier est contaminé par l'idée de récompense méritée : "Si tu réponds comme il faut, tu auras droit à un bon point; et, contre dix bons points, tu auras droit à une image". Nous entrons ici dans le commerce des images : la transaction, la tractation. L'image comme (première) monnaie d'échange. Un cheval contre une pièce de soie dans un caravansérail à Samarkand.

Je me reporte, une fois encore, à Mon premier livre de lecture. Nous avons appris à lire dans des livres qui comportaient des images. C'est par l'image, qui exerce sur lui un pouvoir de fascination immédiate, que l'enfant est spontanément attiré. La charge émotionnelle qu'elle dégage est première et indépendante du texte imprimé qui l'accompagne.

Ensuite, de l'association de l'image et du texte procède un autre type d'échange : le rapport entre image et langage. La finalité de la transaction est de substituer le texte à l'image. Avec Mon premier livre de lecture on apprenait à nommer ce qu'on devait voir dans l'image, à l'aide d'un questionnaire qui était un véritable interrogatoire.

Le principe mis en oeuvre est celui des vases communicants : au fur et à mesure qu'on explique l'image, on la vide de ce qui faisait d'elle une "vraie image" (John Ashbery). Plus le langage gagne du terrain, plus l'image en perd. Plus on progresse dans l'apprentissage du langage, moins on a recours aux images, qui finissent par disparaître des livres d'étude. Désormais, s'il y a encore des "images", elles ne sont plus là que pour illustrer le texte (par exemple, la reproduction photographique d'un tableau représentant Louis XIV). C'est le statut purement illustratif de "l'image" télé.

Parallèlement, des "images" d'un autre type, qui n'appartiennent qu'au seul langage, font leur apparition. Avec elles on entre dans un commerce virtuel, où on se paie de mots. Une comparaison est une transaction, une métaphore un trafic.

Le mot image, avec son halo de nostalgie, n'en continue pas moins de hanter le langage. Cette nostalgie incluse concerne d'ailleurs moins l'objet perdu que ce qu'il représentait : un objet vide. Vide de langage. La difficulté que nous rencontrons à donner un sens au mot image pourrait tenir, tout simplement, au fait qu'une image n'a, à proprement parler, pas de sens. A cet égard, l'image présente des similitudes avec la tautologie. Elle n'entre dans aucun rapport de représentation ni d'explication à une réalité extérieure à elle. La meilleure définition serait alors : une image est une image.

Le problème, ce n'est pas l'image mais le sens. C'est la manie de vouloir en affubler toute chose et de tenir pour négligeable ce qui en est dépourvu. Cette conjuration du sens (Roland Barthes parlait de l'effraction du sens) traduit sans doute une peur. Pas une peur d'enfant - les enfants ne manquent pas de courage - mais d'adulte. Nous sommes pourtant entourés et "traversés" de choses insensées. Qui dira la sens de rouge, de froid, de corps, de lumière, de coquelicot, etc. ? Nommer ne suffit pas à donner du sens.

Mais est-il bien nécessaire de toujours chercher à le faire ?

A verser au dossier devenir-enfant : suspendre le sens. Retrouver cette innocence nécessaire pour que les images soient autre chose que des stéréotypes visuels ne servant qu'à étayer des discours eux-mêmes stéréotypés.

Post-Scriptum. Quand j'ai écrit Une journée dans le détroit, j'ai demandé à Pascal Quignard d'en relire le manuscrit et de me faire part de ses remarques.

Au chapitre X (Seconde partie sous-titrées Image d'un livre), j'avais écrit : "1948 fut aussi l'année des chromos. On peut supposer que l'usage en fut introduit par les filles, dans la cour de récréation du lycée Regnault. La vignette était posée sur la pierre, le côté blanc dessus, l'image dessous. Avec la main à plat, il s'agissait de faire se retourner le chromo par un simple appel d'air de la paume".

Pascal Quignard me fit observer que 1948 fut aussi l'année de sa naissance.

Pascal Quignard est un imagier. Les contes, les listes, les rêves, les anecdotes, les citations érudites, les légendes, les étymologies savantes qui s'y côtoient incessamment font de ses livres des livres d'images chatoyantes.

L'autre côté est blanc.
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Pour celui qui est dans la rumeur des fables, la rumeur du monde est un fablier. Un recueil de légendes. Pour celui qui est dans la rumeur du monde, la rumeur des livres est du vent.
Celui qui écrit a une oreille dans la rumeur du monde et une oreille dans la rumeur des livres. Sa tête est pleine d'échos et de songes creux. En écrivant, il cherche le silence. Il porte seulement sa part de vent au moulin des rumeurs.
Celui qui lit est dans le brouillard. Il se guide sur des échos. Il prends des vessies pour des lanternes.
Celui qui lit a un œil sur le monde et un œil sur la fable. Il n'y voit que du bleu. Son œil est une oreille qui recueille le bruit de l'océan dans un coquillage vide.
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Tu me disais un jour qu'on ne pouvait pas tout remettre en question en même temps, faute de quoi on se retrouverait suspendu à son pinceau après avoir envoyé valser l'échelle ou en train de scier la branche sur laquelle on s'est assis. Je t'ai un peu cru, mais un peu seulement, parce que ça c'est la méthode progressiste ou réformiste. Ou même révolutionnaire. Et elle n'est, au fond, pas différente de la méthode conservatrice. A quoi bon essayer de mettre en place de nouvelles valeurs et de nouveaux principes d'évaluation si c'est toujours fondé sur la même grammaire, celle des conservateurs & des révolutionnaires réunis. Ces gens ne peuvent s'entendre sur rien, ils n'en continuent pas mois à s'entendre sur la grammaire (l'échelle et la branche) de sorte qu'ils sont tout de même d'accord sur le fond(s).
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                1


Bruns, verts & noirs

Ne dis pas les éclats de verre sont les mots
ou sont comme les mots du poème

Chère B., oublie les mots
ne compte pas les années

Ne pense pas tu tiens dans ta main
les morceaux du poème, le temps

N'écris pas la couleur contient l'histoire

Ces cailloux ne disent pas mer Égée
sur les enveloppes

Ces tessons ne sont pas les syllabes
ces enveloppes ne contiennent pas de lettres

Ne rêve pas que tu étouffes chaque nuit
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L'obstacle, quand on en rencontre un, ce sont surtout nos habitudes de lecture qui le dressent. Quand je me dis, par exemple, devant une page : "Je ne comprends pas ce que l'auteur veut dire !", je pars du principe qu'il y a un sens caché que je n'arrive pas à saisir. Le problème c'est que je cherche à comprendre ce que l'écrivain a voulu dire. Quelle drôle d'idée ! De toute façon, comme je ne suis pas l'auteur, il y a de fortes chances pour que je ne sache jamais ce qu'il a voulu dire (et il se pourrait que lui-même ne le sache pas toujours très clairement). Ce n'est pas la question. La seule question est : "Qu'est ce que je peux faire de ce que je lis ?".
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Deux temps s'échangent en silence, dans ce temps croisé, deux silences se mêlent en un silence plus grand. Le silence pétrifié de l'histoire et des noms; le silence de l'esprit auquel aspire quiconque cherche la paix.
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La mémoire n'est peut-être pas autre chose qu'une petite surface qui s'obscurcit : on sait encore ce qu'on ne verra plus. Ma mémoire est un tapis qui s'assombrit, et Sokrat est assis au bord de ma mémoire comme un cormoran entêté au bord de la rivière, occupé à guetter les poissons dans l'eau. Le bus est plein de fleurs et de parfums de fleurs.
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Vous ne devriez pas dire "se perdre en forêt" mais "s'y être perdu". Être en même temps quelque part et nulle part. Dans la forêt et hors de tout. Avoir perdu le sens : être partout. Chaque branche, chaque taillis, fossé, souche, pièce de sol, fougère, bois mort, mousse, ornière, sentier, trace de patte ou de pied, cri d'animal ou chant d'oiseau, tout est fixe. Mais à cette fixité, rien qui puisse être rattaché, aucune histoire, aucun personnage. Les choses qui sont là n'ont pourtant rien d'effrayant. Elles sont douces et lentes, paisiblement étagées. Rien qui bouge en forêt si ce n'est la forêt sur place. Chaque arbre est un miroir, chaque rocher un écho. Tout ce qui s'y sent, s'y voit, ou s'y entend est déjà connu et cependant nouveau. La première fois est comme les autres : pas deux endroits qui se ressemblent. Ils sont tous identiques. Pas deux forêts pareilles. C'est toujours la même. Pas d'espace en forêt pour qui s'y est perdu. Ni ficelle pour en sortir ni cailloux à faire tomber des poches. Ni appels : la voix en forêt n'est qu'un son que la forêt rend à elle-même. L'absence d'espace engendre le vertige; le défaut de mesure fait naître la peur. C'est une horloge arrêtée, un accident très feutré du sens, lequel n'a pas de commencement. Car la peur vient après, avec la pensée d'un point de départ, dans l'idée du retour au lieu de perdition. Revenir sur ses pas : alimenter la peur. C'est une circonstance très abstraite; la forêt fait marcher celui qui s'est perdu en elle. Il va en rond, croyant trouver l'issue. Tourné en bourrique est le sort du perdu. La forêt n'a pas d'autre bout que les arbres qu'il voit, pas d'autres bords que ses rondes intérieures, pas d'autre centre que son inquiétude. N'étant ni renard, ni hibou, il reste toujours étranger à ce qui l'entoure, étranger à la forêt sans issue mais que rien ne clôture. Car, contrairement au labyrinthe, une forêt n'a pas d'issue parce qu'elle n'est fermée de nulle part. Elle s'engendre soudain dans la peur sans limites.
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Lorsqu'on aborde le problème de la description en littérature, on a trop souvent tendance à considérer soit les digressions circonstancielles dans le roman à intrigue du XIXe siècle : ces pages qu'en lisant Hugo, Balzac ou Zola on peut sauter sans perdre pour autant le fil de l'histoire; soit l'idéologie naturaliste telle que l'ont exaltée les poètes et les prosateurs romantiques, par exemple.
Il existe un autre usage de la description. Celui qui, comme chez Lucrèce, propose un degré zéro de la narration, quelque chose comme une première prose du monde.
La description a, dans ce cas, partie liée avec l'origine, la nature des choses, même si, comme chez Lucrèce, il n'y a pas de nature et, partant, pas d'origine aux choses. Alors, mettons, avec l'origine de l'écriture. D'ailleurs ce type de description ne touche-t-il pas souvent aux choses enfantines ? Les premiers livres de lecture, la "ligne claire" des premiers textes des manuels scolaires et les modèles de rédaction à l'école ? La "ligne claire" a toujours quelque chose à voir avec l'enfance et l'apprentissage de la langue à ce stade élémentaire où elle est encore associée à l'imagerie et à l'illustration. L'enfance de l'écriture en somme. [...] Or, cette première lecture, cette première description du monde, quel formidable travail d'abstraction ne demande-t-elle pas, puisqu'il s'agit de passer du chaos béant et insignifiant de l'ordre sensible au plan de la langue qui le quadrille de sens et lui confère, par là, un air de cohérence ! De sorte que, dans cette affaire, la "ligne claire" des premières descriptions fonctionne moins comme une transparence que comme une transposition. Ou une métaphore noire. Quelle écriture, si neutre ou si parée soit-elle, ne comporte-t-elle pas la marque de cet écart originel entre "la désignation et l'ordre muet" ?
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J'ai toujours été une sorte d'altruiste. Certes, avec le temps et en prenant de l'assurance, mon altruisme s'est transformé. Voilà bien des années que je ne vais plus au-devant d'autrui en quête d'affection et de reconnaissance, les bras chargés d'offrandes et le cœur débordant de sentiments altiers. Mais en dépit des apparences, mon désintéressement n'est pas devenu du désintérêt ni mon indifférence de la sécheresse [...] Mon altruisme est aujourd'hui passé tout entier dans les regards que je porte sur ce qui m'entoure.
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ÉLÉGIE 5
I

Dehors, ni pluie, ni vent.
C'est la nuit, et ce n'est pas encore l'approche du matin.
Un temps mon au début de l'hiver : le temps des provisions de bord,

la part des hommes avec la part des rats,

la part des mots ;
Le temps sans amour où l'esprit en éveil

n'a plus rien à se mettre sous la dent

si ce n'est quelque chose comme
Un bruit déjà lointain et pourtant familier
De feuillages froissés dans l'ancien vent des nuits

d'hiver.
Décembre, en descendant avec beaucoup de précautions

ce chemin très en pente
Rendu glissant entre les murs par les pluies de la veille

et les petites branches.
Fouillant en vain la pénombre des yeux

à la recherche de détails complémentaires

suffisamment probants pour éclairer la situation

sous un angle nouveau,
Nous n'avons rien trouvé qui ne nous fût déjà connu,

pas même le hérisson

qui se risquait à traverser la rue

Ou que la grille du jardin ne grinçait pas quand il pleuvait,

ce qui ne prouvait alors déjà rien
Et nous inciterait aujourd'hui à conclure que l'affaire

est classée ; que le bruit des feuilles

est le bruit des feuilles ; et le silence

une nécessité heureuse.

II

Tête brûlée.
De ma fenêtre, le matin, je voyais les collines

en traduisant
Lysias.
Tu fumais des
Camel et conduisais toi-même une
Nash vert eau

aux essuie-glaces rapides ;
Et on disait que tu avais pour maîtresse

une femme de mauvaise vie :
Aurélia
Orestilla.
Mais après tout cela ne regardait que vous : elle et toi.
Où donc avais-tu pris ce goût de conspirer?
Est-ce dans la pièce attenante à la salle de chant,
Au milieu des archives, des masques et des vieux décors

qui sentaient le moisi et la colle
Que te vint cette idée de soulever les
Allobroges ?
Déjà tu avais mis à rude épreuve la patience

des professeurs,
Marcus
Portius,
Marcus
Tullius surtout, dont la toge blanche

dissimulait une cuirasse.
Pourquoi t'en être pris aussi aux promoteurs
Qui rasent les montagnes pour construire sur

Avec le nom que tu portais
Et quelques solides appuis du côté du
Sénat,

tes dettes remboursées, tu aurais aujourd'hui
Un cabinet prospère sur les
Champs-Elysées

et tu parlerais de
César au passé,

Celui, tu te souviens, qui tirait les ficelles depuis son banc derrière le poêle.

Tout cela, pour finir, t'a conduit au milieu des collines

avec cet air farouche que tu avais de ton vivant.
Et maintenant,
Catilina, ça te fait une belle jambe.

III

Avant l'année de référence, un hiver valait

pour les autres hivers.
Pas de saison intermédiaire.

Des étés sans couleur, et sans ombre

à cause du manque d'eau et des nuits claires,

Des nuits durant lesquelles les rats — eux d'ordinaire si discrets, si pointilleux dans le partage des heures et des lieux, les rats si prudents d'habitude

étaient ivres.
Jamais on ne les vit mais on les entendra trotter jusqu'au renversement de l'âge,

le changemeni de temps : le silence des rats en hiver.

Nous avons tout ce temps pour nous.
Tout le temps de peser nos phrases, car la venue du froid

n'est pas en elle-même un événement.
Les anciens mots conviennent aux situations nouvelles et les vieux commentaires nous serviront bien encore cet hiver.

User des mêmes mots sera notre manière de nous taire sans avoir l'air de laisser mourir

la conversation.
Sans vraiment prendre part à ce qui nous entoure — chacun a eu, dit-on, sa part de vie —

nous serons crédités d'un temps que nous n'avons

jamais connu.
Ce temps qu'on nous envie, bien qu'il ne fût jamais le nôtre, est un temps mort, échu par héritage.

Nous avons ce temps devant nous pour retourner les mots

qui rendent le son creux des idées grises,
Le temps passé, le temps perdu dont la mémoire est vide ;

Nous avons devant nous ce temps sans référence aux mots qui ne mesurent rien : pas de mesure pour le temps gris.

IV

Pour toute chose, nous eûmes les mêmes yeux :

le jardin d'autrefois et celui d'aujourd'hui,

le jardin immobile.
Nous avançâmes au milieu de ce qui porte un nom

et que nous avions appris à nommer ;
Nous progressâmes dans les livres

au milieu de ce que nous apprenions,
L'arbre vivant et l'arbre mort au même titre,

songeant peut-être qu'une telle coïncidence
Ne durerait pas toujours car sa croissance serait sa mort

et la pensée du modèle sa fin.

Notre amour n'eut pas d'autres lieux
Qu'une succession de regards sur des lieux de fortune,

morceaux de choix ravis aux circonstances,
Une alternance de mémoire et d'oubli pour les choses connues

et puis l'indifférence aux choses sues.

Le temps de l'amour fut cette suspension du temps de tous les jours,

une brèche délibérée dans le temps des paroles.
Et là nous ressentîmes ce que d'autres à notre place

auraient également éprouvé,
Un contentement certain, quoique tempéré,

d'être parvenus là où nous étions parvenus
Et déjà pourtant le vague désir de nous en retourner.
Une telle coïncidence ne pouvant pas durer

puisque sa croissance serait sa fin.
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