« Anecdote 1. Quand j'avais huit ans, nous avions à la maison un pot de fleurs contenant une plante dont je ne connais pas le nom savant, mais qu'on appelait fleurs de cire. Cette plante avait la particularité de ne fleurir qu'une fois tous les sept ans. Je ne l'ai vue qu'une seule fois en fleurs. C'étaient des fleurs rose très pâle qui avaient, effectivement, l'aspect et la consistance au toucher de la cire. Le principal intérêt de cette anecdote est qu'elle met en évidence la manière qu'a le langage ordinaire de rendre compte de la mesure du temps, de façon anthropomorphique. C'est-à-dire de rapporter une mesure "humaine" du temps à un végétal. Ce qui est très bizarre, quand on y pense. Dire que j'avais huit ans quand j'ai vu fleurir cette plante qui ne fleurit que tous les sept ans signifie qu'elle avait dû avoir sa précédente floraison quand j'avais un an et qu'elle ne refleurirait que sept ans plus tard, quand j'aurais eu quinze ans. Ça ne dit strictement rien d'autre.
Je veux aussi revenir sur émotion. Vous semblez penser ou vous feignez de croire que je suis un ennemi inconditionnel de l'émotion en écriture. Que je préconise que le froid, le sec et le distant. C'est inexact. Sans émotion, pas de vie. C'est précisément pour défendre l'émotion (pas pour la combattre) que je suis, du moins en ce qui me concerne, aussi exigeant que possible dans son traitement.
Émotion, émouvoir (du latin movere) signifie : bouger, faire bouger, mouvoir. Tout ce qui (me) remue est émotion. Ça peut concerner aussi des idées pas seulement des sentiments ou des sensations. Il existe une infinité d'émotions : des plus fines aux plus vulgaires. Une odeur de rat crevé, un discours de Le Pen, une chanson de Nico, un quatuor de Mozart, une peinture de Pompéi, une voix, une architecture, un paysage, une altercation avec un flic, tout peut être une source d'émotion. L'émotion n'est pas une valeur. "Elle est là, comme notre vie". Omniprésente. Alors la question est : on fait quoi avec ça ? On perçoit, on ressent (affects), on filtre, on trie, on agence, on transforme, on produit, etc. Tout le monde le fait, des millions de fois par jour, au quotidien. Il n'y a pas de quoi se vanter.
Par parenthèse, j'ai fait une superbe expérience d'idiotie. J'ai pris conscience, pour la première fois, que je voyais en couleur. Je ne m'étais jamais posé la question. Ça m'a impressionné. Avant, je voyais en couleur, mais je ne le savais pas. (Sauf pour certains rêves.) Maintenant que je le sais, ça change tout. Je ne vois plus du tout les choses de la même façon. C'est très étrange. Quand je l'ai compris, ça a été une émotion très forte. Une émotion-couleur. Écrire ça comporte aussi cette dimension : l'émotion-écriture, c'est-à-dire être conscient qu'on écrit quand on écrit. Que c'est ça qu'on est en train de faire, pas autre chose.
"Il n'y a pas d'énonciation individuelle, il n'y en a jamais. Ni même de sujet d'énonciation." Les mots d'ordre apparaissent et circulent toujours dans un agencement collectif. On pourrait dire qu'une culture se définit par un agencement de mots d'ordre partagés. Même dans le plus intime des contextes, personne n'est à l'abri des mots d'ordre. Quand vous dites à quelqu'un(e), ou même que vous lui chuchotez à l'oreille : "Je t'aime", vous proférez un mot d'ordre. Je ne parle pas de ce que vous éprouvez (l'expérience que vous vivez), mais de l'énoncé. Quand vous dites je t'aime, vous empruntez une formule toute faite, à laquelle tout le monde a recours un jour ou l'autre; votre amour à beau être unique (idiot), l'énoncé par lequel vous l'exprimez est le plus banal(isé) qui soit. Je t'aime est un mot d'ordre inusable. Parfait exemple de discours indirect, je t'aime sonne aussi comme un arrêt. Comme tous les mots d'ordre, je t'aime marque une prise de pouvoir : j'ai prise sur toi (ou tu as prise sur moi). "Le langage donne des ordres à la vie. Dans tout mot d'ordre, même d'un père à son fils, il y a une petite sentence de mort - un verdict, disait Kafka." C'est fascinant de guetter cela dans les films, par exemple.
Jean Frémon La Blancheur de la baleine éditions P.O.L où Jean Frémon tente de dire de quoi et comment est composé son nouveau livre "La Blancheur de la baleine" à l'occasion de sa parution aux éditions P.O.L et où il est notamment question de Michel Leiris, David Hockney, Emmanuel Hocquard, Bernard Noël, Alain Veinstein, Etel Adnan, Louise Bourgeois, Jannis Kounelis, Jacques Dupin, Claude Esteban, Samuel Beckett, Marcel Cohen, Jean- Claude Hemery, Jean- Louis Schefer, David Sylvester, Edmond Jabès à Paris le 2 février 2023
"Ce sont des écrivains, des peintres, des sculpteurs.
Aventuriers de l'impossible. Ce sont des bribes de leurs vies. Tous des chercheurs davantage que des trouveurs. J'ai eu le privilège de les côtoyer. Ce qu'ils poursuivent est ce qui toujours se dérobe. La grâce est une fieffée baleine blanche."
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