Les histoires que je réalise naissent toujours d’une image qui se manifeste spontanément dans mon esprit. Dans le cas du Dieu vagabond il s’agissait de la silhouette d’un satyre qui, enfoncé dans la nuit, à la lumière des étoiles, courait dans les bois. J’ai commencé à dessiner cette scène (qui maintenant se trouve dans les premières pages du livre) sans rien savoir de l’histoire que je souhaitais raconter. Etant convaincu que cette apparition allait me mener quelque part,je me suis engagé à la questionner et après un an de réflexions et d’écriture est né le scénario du Dieu vagabond.
J’ai compris que pour moi la narration est avant tout une modalité de la pensée. Il s’agit d’explorer et développer des idées en suivant non pas un parcours rationnel, mais une espèce de (dés)ordre poétique. La raison est nécessaire pour organiser et structurer le récit et à cette phase je ménage une très grande importance, mais les idées et les images viennent d’autre part, et pour les cueillir il faut un acte d’humilité. C’est indispensable de céder le contrôle pour ça.
En observant mes histoires a posteriori, je me suis rendu compte que d’une certaine manière elles sont les filles de la même faute, qu’elles vivent les mêmes désirs, qu’elles mènent toujours dans les mêmes endroits. Dans Gauguin : l`Autre Monde je parle d’un homme qui fuit la modernité et qui est à la recherche d’un paradis perdu. Dans Le Dieu vagabond je parle d’un groupe de divinités grecques qui ont survécu à leur époque, et vivent à la lisière d’une grande ville contemporaine. Je parle des exclus et d’une façon de regarder la réalité qui ne nous appartient plus. Dans les deux cas je me retrouve à explorer ce que notre culture a refoulé, avec la conviction profonde qu’on peut trouver là l’énergie en mesure de revitaliser notre façon de penser et habiter le monde.
Tout simplement, je puise dans ce qui compose mon « paysage mental ». C’est une façon d’agir que je mets à exécution d`instinct. Ca fait de moi un auteur spontanément, et peut-être inévitablement, postmoderne. Je procède par connexions, je mets en relation les choses… les images, les mots, les idées. C’est comme si j’étais engagé dans un dialogue continu, inépuisable, un dialogue qui renvoie toujours à autre chose, qui s’ouvre continuellement à de possibles nouveaux sens, dans une tentative de saisir quelque chose qui probablement n’est pas saisissable.
Quand je travaillais dans le domaine de l’art je réalisais des grandes toiles, avec une approche très différente de celle qu’on peut voir dans mes bandes dessinées. Je peignais en utilisant des rouleaux pour badigeonner, des peintures acryliques et des peintures laquées. J`ai essayé d`obtenir un effet froid, aseptique, proche du design, je représentais des objets imaginaires sans fonction ni but. C’était une façon de fixer sur la toile l’absurdité, le manque de sens.
Le passage à la bande dessinée a pour moi signifié mettre à exécution une inversion totale de direction (à l’époque ceci ne m’était pas apparu clairement, je le comprends maintenant). Ce que j’étais en train de chercher, ce dont j’avais besoin, c’étaient des histoires. Avec la narration je suis revenu à donner une signification aux choses, à faire de la réalité un lieu où je peux habiter. Ceci a été mon parcours, ma « traversée » d’un domaine à l’autre.
Et en ce qui concerne l’idée de tracer une frontière entre l’art pictural et la BD, pour moi ce n’est pas très pertinent de tirer des limites, c’est plus intéressant de les dépasser.
Je travaille en numérique parce que je veux le maximum de contrôle possible sur le résultat final, sur le livre imprimé. Je pense que dessiner pour la bande dessinée, signifie dessiner en fonction de l’imprimerie, car c’est le livre imprimé qui finira dans les mains du lecteur, donc mon attention est toute dirigée dans cette direction.
De toute évidence j’étais très heureux de recevoir le prix, savoir que ton travail est apprécié c’est une bonne chose pour le moral. J’ai commencé tard et comme autodidacte à faire des bandes dessinées. Je m’y suis jeté de façon téméraire, j’ai quitté mon travail sans savoir où cette nouvelle route me conduirait. J’ai rencontré pas mal de difficultés ; trouver un éditeur intéressé par mes bandes dessinées n’a pas été facile, et pendant longtemps il m’a semblé que les choses étaient vraiment mal parties... par conséquent, tout ce positif qui arrive aujourd`hui est particulièrement bienvenu.
Pour les dialogues de Gauguin : l’Autre Monde j’ai souvent utilisé les paroles de l’artiste en puisant dans des témoignages écrits qu’il nous a laissés (lettres, livres), mais il y a deux ou trois moments dans le récit dans lesquels j’ai écrit de manière explicite ce qui était ma lecture de l’art et de la psychologie du peintre. Ceci est un de ces moments. L’expression « une formule, d’une clé pour accéder au grand Art mythique et primitif » est de Gauguin, mais le reste de la phrase est le sens que je donne à sa recherche. Il s’agit donc de mon interprétation et si, en quelque façon, elle a affaire avec moi, c’est probablement l’un des motifs pour lesquels je me suis décidé à raconter cette histoire.
Les livres qui m’ont fait comprendre qu’il existait un genre de bande dessinée que j’aurais voulu faire (en plus d’aimer en lire) sont : Les Incidents de la Nuit, tome 1 de David B. et Le petit monde du Golem de Joann Sfar.
Little Nemo. Je considère Winsor McCay comme un vrai génie de la bande dessinée.
La première ? Honnêtement je ne me rappelle pas… je peux dire qu’étant jeune j’aimais la science-fiction, des auteurs comme Ray Bradbury, Alfred Bester, Philip K. Dick, Bruce Sterling, William Gibson.
Peut-être L`Homme révolté d’Albert Camus.
Dans le passé j’ai lu beaucoup de littérature, mais depuis plusieurs années je lis principalement des essais. Je vis ça avec un certain sentiment de culpabilité parce que de mon côté, je continue d’écrire des histoires.
Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une perle méconnue, mais c’est une BD que je ne connaissais pas, que j’ai découverte récemment et qui m’a frappé : Vive la marée ! de Pascal Rabaté et David Prudhomme. Elle a la délicatesse d’un film de Jacques Tati et une façon très intelligente d’utiliser le langage de la bande dessinée. J’ai adoré.
Je crois que de classiques surestimés il n’y en a pas : si un ouvrage a résisté à l’épreuve du temps ça signifie que, d’une façon ou d’une autre, il a eu un rôle, son importance. On pourrait éventuellement parler d’ouvrages contemporains à la réputation surfaite, mais heureusement ce n’est pas l’objet de votre question !
Non… non il y en a trop !
En ce moment je ne suis pas en train de lire parce que je suis en train d’écrire… et quand j’écris je n’arrive pas à lire.
Découvrez Le Dieu vagabond de Fabrizio Dori aux éditions Sarbacane
Entretien réalisé par Nicolas Hecht
L'italien Fabrizio Dori intègre la mythologie grecque à notre monde contemporain, à travers des aventures surréalistes et oniriques de toute beauté. Après "le Dieu vagabond" en 2019, il propose aujourd'hui une suite, "Le fils de Pan", toujours édité par Sarbacane. Nous l'avons rencontré au FIBD d'Angoulême en janvier 2020.
'Psycho' - Alfred Hitchcock, 1960