Vidéo de Fiona Macfarlane
Ruth avait le sentiment d’avoir été happée par une chaîne d’évènements sur lesquels elle ne possédait aucun contrôle ; mais elle gardait son calme.
Et elle était extrêmement déçue, car personne ne pouvait être mort à ce point , quand même ; qui supporterait ça ? Certes, c'était une chose de mourir - Ruth lui tenait la tête, elle s'en souvenait à présent (...) - mais c'en était une autre de persister à l'être. Quel entêtement ; ce n'était pas très gentil.
La mère de Ruth ne croyait pas aux lampes, seulement à une lumière éclatante, antiseptique ; aussi la table du dîner etait-elle dressée, équateur dans cette pièce longitudinale, où l'on aurait pu pratiquer à tout moment une chirurgie d'urgence.
Les familles parfaites où tout le monde se montre charmant, débordant de vitalité, certain de toujours savoir se conduire quelle que soit la situation, la rendait nerveuse quand elle était jeune, or ses fils avaient fondé exactement ce genre de familles. Leurs voix faisaient autorité.
Ils avaient été jeunes ensemble, désormais ils étaient vieux ; et comme il n'y avait rien entre les deux, cet étrange télescopage temporel a soudain étreint le coeur de Ruth comme un vertige.
[...] Depuis quelque temps, elle espérait que sa fin serait aussi extraordinaire que son commencement. Elle savait aussi que c’était peu probable. Elle était veuve et vivait seule.
Ruth est entrée dans la baignoire en s'aidant de la barre installée par Frida. L'eau accentuait la blancheur de ses jambes, lissait tous les plis de sa peau, les diminuait par son éclat, si bien que la moitié de son corps paraissait vieux et bien réel, tandis que l'autre était jeune et marine.
[...] – Vous donniez des cours de langue ?
– Pas tout à fait. Il s’agit de l’art de bien s’exprimer. De manière claire et précise, en articulant. La prononciation, la production vocale…
– Vous voulez dire que vous appreniez aux gens à parler comme les riches ? »
Difficile de dire si Frida était dégoûtée, incrédule, ou les deux à la fois. « À parler correctement. Ce n’est pas la même chose.
– Et les gens vous payaient pour ça ?
– En général je donnais des leçons à des enfants dont les parents me payaient. » Frida a secoué la tête comme si elle venait d’entendre une histoire ridicule mais divertissante.
« C’est pour ça qu’on dirait une Anglaise quand vous parlez ?
– Je n’ai pas une prononciation anglaise », a contredit Ruth, qui avait l’habitude d’entendre pareille accusation. Naguère ç’eût été un compliment.
[...] Elle n’était pas vieille… enfin, pas tant que ça, elle n’avait que soixante-quinze ans.
[...] Elle connaissait les limites de son indépendance ; elle savait aussi qu’elle n’était ni en détresse ni particulièrement courageuse, juste entre les deux ; mais elle était encore capable de se débrouiller toute seule.
[...] Ruth s’est tournée vers Frida. « Veuillez m’excuser, mais qu’êtes-vous au juste ? Une infirmière ?
– Une infirmière ? a répété Jeffrey.
– Une aide-ménagère du gouvernement », a indiqué Frida. Ruth préférait cela.
[...] « Que diriez-vous si je vous racontais qu’un tigre s’est promené ici, la nuit dernière ?
– Ici ? Vous voulez dire dehors ou à l’intérieur ?
– À l’intérieur.
– Quel genre de tigre ? Un adulte ? Un jeune ?
– Oui.
– Adulte ou jeune ? a répété Frida qui demeurait sensée.
– Un jeune adulte.
– Un tigre de Tasmanie, ou du genre ordinaire ?
– Ordinaire.
– Et qu’est-ce qui vous fait croire qu’on a un tigre dans le secteur ?
– Je pense l’avoir entendu.
– Mais vous l’avez pas vu ?