Les femmes japonaises. Trop longtemps humiliées par les politiciens conservateurs qui dirigent le pays. Entre autres doléances, on leur a toujours refusé un accès libre à la pilule contraceptive. Les entreprises ne leur donnent que six semaines de congé maternité. Au foyer ou au travail, il faut choisir. Kurumi ne veut pas d’enfants, elle préfère sa carrière. Elle dit qu’ici une femme doit travailler trois fois plus qu’un homme pour réussir et que ce n’est pas compatible avec une vie de famille. Elle est devant son ordinateur jusqu’à minuit, tous les jours de la semaine. Les vacances sont rares. Elle est prise dans la nasse. Le pays vieillit, les enfants ne naissent pas.
Elle donne toujours l’impression de vous écouter, avec ses grands yeux pétillants, même quand elle parle, comme si elle n’était que la marionnette et vous le ventriloque.
Le professeur Yamamoto me parle de son découragement : « Les jeunes n’étudient plus. Ils ne posent pas de questions. Ils dorment pendant mes cours. Je regrette ma classe à la Sorbonne. » C’est déjà la génération des petits-fils de baby-boomers. L’illusion de l’emploi à vie est finie. Ils ont vu leurs grands-parents vivre et mourir pour l’entreprise. Leurs parents s’épuiser trois cent soixante-cinq jours par an pour une qualité de vie médiocre. L’enseignement de l’anglais au Japon étant volontairement catastrophique (pour empêcher la fuite des cerveaux à l’étranger), les jeunes ne peuvent pas voyager. Ils sont pris au piège. Heureusement, le travail à la sauce nippone leur permet de trouver des boulots à temps partiel, de gagner suffisamment pour manger et s’amuser. Ils vivent souvent chez leurs parents jusqu’à la trentaine. C’est le farniente. « Comment leur reprocher de ne pas travailler s’ils ne peuvent pas rêver ? » dis-je à mon professeur. « Vous avez raison. Alors qu’ils fassent la révolution ! »
Il est malheureusement difficile de faire de l’esprit. La langue japonaise n’est pas aussi imagée et fantaisiste que la nôtre. C’est une prose logique, sans guirlande. Comme une langue classique. Essayez donc de faire une blague en latin : en japonais, c’est la même chose.
Le loup est dans la bergerie : le burn-out. La maladie des jeunes prodiges dont les rythmes inhumains rongent les nerfs et fatiguent le cœur.
Le pays est trop petit, l’immobilier trop cher pour avoir une résidence secondaire. Les habitants de Tokyo s’échappent le week-end au sein de leur propre quartier. Comme Saturne, la mégalopole de trente millions d’habitants se constitue de plusieurs anneaux de banlieue. Tels des champs d’astéroïdes, les alentours de Tokyo sont d’innombrables villages limitrophes, avec la gare, la place, la rue commerçante, le temple, le jardin. Loin de la folie du centre-ville, c’est là que les Japonais se ressourcent. Souvent exténués, ils exigent que tout y soit propre, sûr, que le service dans les magasins soit impeccable. Six jours durant, ils travaillent comme des forcenés et attendent qu’on les traite comme des rois le dimanche. Au travail, les Japonais se transforment. Comme une double nature. Il n’y a plus de sentiments. Le travail est la fierté nationale. Pour être un bon Japonais, on ne peut pas y échapper. Et les mauvais Japonais n’ont pas leur place dans la société.
Au bureau, je commence à me lasser des sorties avec mes collègues, qui finissent systématiquement sous la table à quatre grammes. C’est un rituel, souvent de célibataires, dont le refus de rentrer chez soi, dans un espace trop exigu, sans attache émotionnelle, se mélange à l’envie de se livrer : la société japonaise est tellement dure, les sentiments personnels tellement refoulés ou étouffés, qu’il n’est pas possible de les partager en plein jour, et c’est à une heure avancée de la nuit, après trois ou quatre verres de vin, qu’on peut découvrir une personne. Malheureusement, ce sont trop souvent des confessions avortées : au bord de vous livrer ses secrets l’interlocuteur s’endort, s’enferme dans les toilettes, fond en larmes et fuit de honte par la porte de derrière. Les Japonais, en fin de compte, ne se livrent jamais.
La perte de passion dans l'existence est largement mésestimée par les pontes de la psychologie : l'homme se flétrit par manque d'amour, comme une plante assoiffée. L'amertume, la dépression, la maladie ne sont que les conséquences d'une vie dont les convictions ont été trahies.
Le professeur Yamamoto me parle de son découragement : « Les jeunes n'étudient plus. lls ne posent pas de questions. Ils dorment pendant mes cours. Je regrette ma classe à la Sorbonne ». C'est déja la génération des petits-fils de baby-boomers. L'illusion de l'emploi à vie est finie. lls ont vu leurs grands-parents vivre et mourir pour l'entreprise. Leurs parents s'épuiser trois cent soixante-cinq jours par an pour une qualité de vie médiocre. L'enseignement de l'anglais au Japon étant volontairement catastrophique (pour empêcher la fuite des cerveaux à l'étranger), les jeunes ne peuvent pas voyager. Ils sont pris au piège.
M. Osawa, le directeur marketing, est livide. Quelques mois plus tard, on apprendra qu’il est en arrêt de travail. Dans une structure à la japonaise, il ne faut surtout jamais faire de bruit. Si l’on accomplit sa tâche avec abnégation, sans essayer d’attirer l’attention sur soi, même si l’on commet des erreurs, on sera toujours pardonné par le groupe, récompensé par le plein emploi. Dans ce contexte-là, il n’y a aucun mérite à la prise de risque, et la dilution du procédé de prise de décision est totale. Tout le monde est responsable. Personne n’est responsable. Le Procès de Kafka. Jamais d’explication frontale, toujours ménager l’honneur de celui qui a tort. Éviter la confrontation. Osawa a été pris en otage entre ses patrons occidentaux qui ont lui demandé d’agir vite et ses collègues japonais qui ont tergiversé et n’ont pas voulu faire de vagues. Coincée dans cet étau, la puce de son cerveau a buggé. Et il a préféré se court-circuiter lui-même.