(Postface de l'auteur)
J'en conviens : j'avais oublié cet enfant, comme j'ai oublié quantité d'histoires horribles qui me frappent quotidiennement. Sans doute parce que j'en entends trop, et qu'elles sont trop horribles. (...)
(...)
Une fois achevée la rédaction d'Iqbal, dans l'état de torpeur qui accompagne la fin d'un roman après des mois de travail, j'ai appris, par les journaux télévisés, l'existence d'un navire fantôme errant le long des côtes du golfe de Guinée. Il semble qu'il s'agissait d'un bateau négrier, chargé d'enfants.
Quand, finalement, le navire a accosté, il n'y avait pas trace d'enfants à bord. Y a-t-il eu méprise ? La presse a-t-elle inventé cette affaire ? Nombre de personnes soupçonnent que des enfants se trouvaient vraiment à bord de ce bateau et continuent à se demander dans quelle fosse de l'océan Atlantique ils ont à présent disparu.
Voilà une autre de ces histoires, trop nombreuses et trop douloureuses, qui seront oubliées.
Que quelqu'un la raconte, s'il vous plaît.
Je ne sais même pas si je serais heureuse de revenir dans mon pays : là-bas j'étais mal, ici je ne suis pas bien.
C'est vrai : ici, personne ne me maltraite ; on ne me fait pas travailler jusqu'à ce que je tombe d'épuisement sur la terre battue ; je n'ai pas les mains couvertes d'ampoules et de coupures que personne ne soigne et qui s'infectent ; je ne suis pas une esclave. Ici, les patrons me donnent à manger et à dormir, et même de l'argent. Je n'ai pas à me plaindre et je leur en suis reconnaissante.
Ici, je suis libre. Pourtant Ahmed prétend que, s'ils nous trouvent, ils nous jetteront dans un camp avec des barreaux et puis ils nous chasseront.
Nous nous défoulions. C'était amusant. Mais nous savions bien que ça ne changerait rien. Entre nous, une règle d'or - la première de toutes celles qu'on apprenait quand on vous envoyait travailler quelque part : ne jamais parler du futur. Aucun d'entre nous ne se permettait de dire : " l'été prochain " ou "dans un an ", ou "quand je serai grand ". Nous parlions du jour où nous aurions payé notre dette, nous en parlions jusqu'à en perdre le souffle. Mais aucun d'entre nous n'y croyait vraiment. C'était comme une sorte de comptine. Une façon de nous apaiser nous-mêmes. Sinon, que nous restait-il ?
Chaque jour au Pakistan, sept millions d'enfants se lèvent avant l'aube, dans l'obscurité. Ils tissent des tapis, cuisent des briques, travaillent dans les champs, descendent dans les boyaux des mines. Ils ne jouent pas, ne courent pas, ne crient pas. Ils ne rient jamais. Ils sont esclaves et portent une chaîne à la cheville...
Tant qu'il existera au monde un seul enfant privé de son enfance, battu, violé, personne ne pourra dire : Cela ne me regarde pas. Ce n'est pas vrai : cela vous concerne vous aussi. Et ce n'est pas vrai qu'il n'y a pas d'espoir. Vous, messieurs, vous devez avoir le courage ...
- Tu as été très courageux de te révolter contre ton patron et de nous aider à libérer tes camarades. Mais tu ne peux pas rester avec nous: tu appartiens à ta famille. Que diraient ton père et ta mère si nous ne te ramenions pas tout de suite auprès d'eux?
- A quoi cela servirait-il que je retourne dans ma famille, répliqua Iqbal, si dans un avant, ou même avant, je risque de redevenir esclave une autre fois? Ou si cela arrive à Maria, Fatima ou un autre de nos camarades? Combien d'enfants travaillent-ils actuellement dans ces conditions?
- Nous ne le savons pas avec exactitude. Beaucoup. Rien qu'à Lahore les ateliers de tissage clandestins se comptent par centaines; sans compter les fours à briques et plus haut, vers les montagnes, les mines. Et les esclaves agricoles... des dizaines de milliers d'enfants, des centaines de milliers peut-être...
- Vous voulez les libérer, dit Iqbal, eh bien moi aussi.
Je me souviens que mon coeur battait à tout rompre. Je ne pouvais pas y croire! C'était donc ça, savoir lire: tu regardais une chose morte et celle-ci, brusquement, devenait vivante, comme une personne, et elle te parlait.
La dette ne s'efface jamais, affirma-t-il doucement, tu peux être aussi fort, habile et rapide que tu veux.
Les rêves, comme me l'a expliqué ma grand-mère et après elle, ma mère, se trouvent dans une région inconnue du ciel, si loin que nous ne pouvons même pas nous l'imaginer. Ils descendent sur terre quand les hommes les appellent et ils peuvent apporter de la douleur ou du réconfort, de la joie ou du chagrin, ou même - parfois - être complètement absurdes et ne rien apporter du tout. Ça ne signifie pas qu'un homme mauvais attire vers lui des rêves mauvais, et un homme stupide des rêves stupides, car qu sommes-nous pour avoir la prétention de comprendre ce qui gouverne les choses au ciel? Mais ce qui est vraiment triste, disait ma grand-mère, c'est de ne plus rêver; c'est comme si on ne recevait plus les bienfaits d'un être, lointain certes, mais qui pense à vous.
Les enfants de moins de quinze ans qui travaillent seraient au nombre de 250 millions environ; pour 61% en Asie, 32% en Afrique, 7% en Amérique latine. Il s'agit d'estimations approximatives, certainement par défaut. Et d'ailleurs, comment cataloguer les millions d'enfants abandonnés et errants, depuis les meninhos da rua brésiliens jusqu'aux bande qui peuples les égouts de Bucarest et d'autres pays d'Europe de l'Est bouleversés par les changements récents? Comment recenser les millions d'enfants et d'adolescents des deux sexes qui "travaillent" sur le marché clandestin, semi-clandestin, quasi légal, de l'exploitation sexuelle, grâce auquel certains pays ont bâti une véritable industrie?
J'ai appris, par les journaux télévisés, l'existence d'un navire fantôme errant le long des côtes du golfe de Guinée. Il semble qu'il s'agissait d'un bateau négrier, chargé d'enfants. Quand, finalement, le navire a accosté, il n'y avait pas trace d'enfants à bord. Y a-t-il eu méprise? La presse a-t-elle inventé cette affaire? Nombre de personnes soupçonnent que des enfants se trouvaient vraiment à bord de ce bateau et continuent à se demander dans quelle fosse de l'océan Atlantique ils ont à présent disparu. Voilà une autre de ces histoires, trop nombreuses et trop douloureuses, qui seront oubliées. Que quelqu'un la raconte, s'il vous plaît.