Elle reprit ses esprits alors qu'ils s'approchaient de la maison de l'octogénaire et que le soleil achevait de disparaitre derrière la cime des arbres.
Sous cette lumière crépusculaire, le paysage et les bicoques défraichies ressemblaient plus que jamais au décor d'un mauvais film d'horreur. En soulignant leurs rides profondes, en creusant leurs joues cadavériques, les ombres croissantes altéraient également les traits des Cajuns, leur conférant un aspect aussi monstrueux que diabolique.
Le conciliabule aux faux airs de sabbat aperçu la veille au soir lui revient en mémoire. Était-elle tombée aux mains d'une secte satanique prête à l'immoler sur l'autel maudit d'une messe moire ? Allaient-ils lui ouvrir l'abdomen et donner ses entrailles en offrande à une idole démoniaque ? Ou s'en repaitre en cédant à un accès de démence et de frénésie cannibale ?
Pustule et Crapule étaient déjà là, à se frotter contre ses jambes pâles et variqueuses, réclamant leur collation du matin. Les deux matous n'en finissaient pas de ronronner.
[...]
Il en manquait encore un, Baudelaire, ainsi nommé en souvenir d'un poète français que l'enseignante aimait beaucoup et se plaisait à faire découvrir à ses élèves dans la langue de Molière, en son temps.
"Baudelaire ? appela-t-telle. Le déjeuner est servi."
L'animal ne se montra pas. Il avait dû sortir se soulager ou se dégourdir les pattes, la chatière permettait à chacun de ses petits pensionnaires d'aller et venir à leur guise. Tel qu'elle connaissait ce coquin de félin, peut-être même était-il en train de croquer un mulot ou un petit moineau.
"Allez, viens ! Montre-toi !" lança-t-elle en levant un bras menaçant.
Martha ne put contenir un terrible cri d'effroi à la vue de l'abomination dévoilée par le halo vacillant.
Et elle sut.
Elle sut que personne n'avait pénétré dans la maison, ni dans cette cave, mais que quelque chose essayait au contraire d'en sortir.
Elle sut que les monstres de son enfance existaient bel et bien, qu'ils s'étaient terrés dans les ténèbres de son âme durant toutes ces années en attendant patiemment l'heure de se manifester dans le monde réel.
Dans les bois, dans les champs alentour, les voici qui s'extraient péniblement de la terre qui les a ensevelis, de la tourbe qui les a absorbés. Ils se dressent enfin, pauvres pantins désarticulés à l'équilibre précaire, momies au teint brun, au cuir tanné qui se traînent, qui rampent. Indiens, Américains, Britanniques, Français. La notion de race, de nationalité a été abolie pour les belligérants d'hier. Ils ne forment maintenant qu'un peuple, qu'une nation. L'armée des morts est en marche, unie dans une même détermination.

Prologue
Les nacelles oscillaient avec d'affreux couinements de charnières mal huilées, et Jake se cramponnait au mât à chaque nouvelle impulsion du vent, le cœur au bord des lèvres. Il ne se rappelait plus très bien comment il avait trouvé le courage de gravir la structure d’acier de la grande roue, mais à présent que l’exploit était accompli et qu’il était perché à califourchon sur l’axe central, son foutu vertige lui était revenu. Il devait lutter avec l’impression que le sol l’attirait comme un aimant, que ses pauvres fesses ankylosées allaient glisser et précipiter sa chute, qu’il allait s’écraser au sol, quinze yards plus bas.
Le sol.
D’après ce qu’il avait pu saisir lors du dernier coup d’œil qu’il avait risqué en contrebas, le site était plongé dans l’obscurité. L’éclat de la lune luisant à la surface de l’océan suffisait à peine à esquisser le relief des attractions et des baraques foraines. La fête tout entière s’était brutalement retrouvée dans le noir au plus fort de la cohue, quand les gens se piétinaient en hurlant pour échapper à… aux…
Un spasme lui comprima l’estomac et l’amertume de la bile lui soutira une grimace de dégoût. Il serra les dents pour ne pas gerber.
Il lui avait semblé apercevoir quelques ombres mouvantes, mais ce pouvait tout aussi bien être le fruit de son imagination.
Un silence de mort était retombé depuis que les derniers cris avaient cessé et que les ultimes plaintes s’étaient éteintes.
Il n’y avait plus rien de vivant, là-dessous. ou presque.
Jake frissonna, sortit son téléphone cellulaire et pianota fiévreusement le 911 sur le clavier numérique.
Mais comme lors de son précédent essai, l’écran affichait l’absence de réseau, comme si la coupure de courant avait également affecté l’émetteur, à moins d’un mile de là. Ces trucs-là ne disposaient-ils pas d’une batterie de secours ? Il ne savait pas, il ne savait plus.
Il déglutit à grand-peine pour avaler sa salive et songea à ses amis.
Stan et lui avaient été séparés de Chris et Sarah par le brusque mouvement de panique qui s’était emparé de la foule quand ça avait commencé. Il espérait qu’eux aussi avaient trouvé un refuge. Sinon, à l’instar de ce pauvre Stan, il ne donnait pas cher de leur peau.
Le garçon était mort. Sous ses yeux. Pauvre type. Crever, c’est déjà pas terrible, mais de cette façon…
La brise imprima un nouveau mouvement de balancier aux nacelles. L’ensemble de la structure vibra et Jake
sentit sa quéquette se ratatiner au fond de son slip.
Foutu vertige ! Foutue soirée !
Il dressa l’inventaire de ses poches.
Quelques dollars froissés, un briquet-tempête, un paquet de clopes bien entamé, une poignée de bonbons,
son baladeur numérique et le ticket d’entrée du parc. Pas vraiment un équipement de survie.
Tant pis. À présent qu’il se trouvait dans cet abri tout relatif, il lui fallait garder son calme et tenir le coup. Les autorités allaient bien finir par être prévenues et les forces de l’ordre débarqueraient.
Ouais. ou alors, c’était partout pareil. Dans tout le comté, dans tout l’état, dans tout le pays, et peut-être bien dans le monde entier !
L’angoisse serra sa gorge d’un cran de plus.
Pour Halloween, en plus, quelle ironie !
Jake prit une cigarette dans son paquet, se la ficha au coin des lèvres et l’alluma.
La première bouffée lui fit tourner la tête. Merde, c’était une des clopes trafiquées de Chris, un joint
maquillé en cigarette manufacturée. Rusé comme un renard, ce Chris.
Il se sentit vaguement sourire, avant de coiffer son casque et de lancer une lecture aléatoire.
Le hasard voulut que ce soit Highway to hell.
Chanson de circonstances, non ?
Notre ami zombie se sentait léger et prêt à dévorer le monde
(Le Dernier tour de piste - Alexandre Ratel)
Elisabeth se balançait,
Au bout d'la corde et du gibet.
Elisabeth se balançait,
Sorcière tu l'avais mé-ri-tée !
Dans les marais, on l'a jetée,
Et Lizzy s'y est enfoncée,
Dans les marais, on l'a jetée,
Les asticots s'sont ré-ga-lés !
Mais faut faire gaffe à pas y'aller.
Car Lizzy est très énervée.
Sans sépulture pour s'reposer.
Tu peux être sûr qu'elle-va-s'venger !
Entre les morts, elle va s'lever,
Et elle va tous nous attraper !
Gare au chaudron du macchabée,
Si tu veux pas t'faire dévorer,
Tout cru !

Durant la nuit, de petits plaisantins s’étaient amusés à
creuser des trous au beau milieu des champs d’Elias McCallum.
Le vieux était sur les dents et ne sortait plus qu’armé de son
fusil pour cribler de plomb l’arrière-train de ses vandales.
Le matin même, Andy avait emprunté un raccourci longeant
les terres de ce dernier pour se rendre au Luna Park en pleine
installation, sur les hauteurs de Deep Harbor. Il espérait
gagner quelques dollars en aidant les forains à monter leurs
attractions. Dans le soleil levant, un chatoiement avait attiré
son attention, en bordure d’un pré. Curieux, il avait enjambé
le fossé et découvert une pièce d’or affleurant l’humus
fraîchement retourné. Incrédule, puis fébrile, il avait ensuite
fouillé le tumulus et en avait trouvé deux de plus. Il avait tenté
de creuser davantage l’orifice à mains nues, en vain. Préférant
ne pas s’attarder – McCallum était connu pour avoir la gâchette
facile – il avait lâché l’affaire en se promettant d’y revenir plus
tard.
La vie est barrée d’interdits, ajouta Emmy. Le plaisir, c’est de tout transgresser.
Sylvia avait ôté sa chemise de nuit et dansait nue parmi les arbres, vivants et morts, jeunes pousses de chênes ou vénérables couchés au tronc desséché. Ses mains fouissaient les feuilles, caressaient les écorces rugueuses. Elle bondissait, virevoltait ; ses pieds paraissaient à peine frôler le sol.
Sous le halo laiteux de l’astre lunaire, sa peau était de nacre. Je n’ai pu empêcher mon regard de saisir le galbe de ses seins ou le duvet sombre qui foisonnait à la jointure de ses cuisses et dont la vision m’a échauffé les sens.