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Critiques de Georges Eekhoud (13)
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Voyous de velours ou L'autre vue

Un sujet original et une écriture riche et élégante constituent un duo de base prometteur de belles heures de lecture. Voyous de velours en est l’illustration



Au début de vingtième siècle, Laurent Paridael, un jeune bourgeois confie à son journal intime l’attirance qu’il éprouve pour ceux que son milieu considère d’ordinaire comme une engeance peu fréquentable : la lie de la société, les travailleurs démonstratifs et fêtards, les bandits qui ont poussé comme autant de mauvaises herbes entre les pavés des villes flamandes. Laurent les admire comme l’on contemple, émerveillé, une oeuvre d’art. Picturaux comme des scènes Bruegheliennes , bâtis comme des sculptures, au langage si fleuri que notre homme y entend de la poésie:



«Je m’imaginais être cet artiste absolu : poète, sculpteur, peintre et musicien, le tout à la fois»



Tel un ethnologue épris de son sujet, il les scrute, diminuant peu à peu le périmètre d’observation, jusqu’à s’acoquiner avec eux au grand dam du narrateur qui commente les exploits du héros en voix off. Lorsque la joyeuse bande subit les conséquences de ses incartades, c’est à la campagne que Laurent déplace son centre d’intérêt et pour côtoyer au plus près les vilains, s’immisce dans un camp d’internement, usant d’un alibi éducatif.







La langue est magnifique, d’une construction irréprochable, et le vocabulaire riche, trop riche pour le dictionnaire de base d’une liseuse, qui ignore le lexique vernaculaire ou désuet (qui connait le sens de piaculaire, dimitte, ergastule, sentine, juveigneur, palestre ou faurillon?).



De remarquables descriptions rappellent cet autre roman contemportain de celui-ci «Un mâle» de Camille Lemonnier :



«Souvent au coucher du soleil, la bruyère s’avive, scintille, rougoie ; la nappe fleurie déferle comme un lac tragique, et les religieuses améthystes se convertissent en rubis sanglants»



C’est donc comme on se délecte d’une exposition, témoin d’un savoir-faire révolu, que l’on peut prendre plaisir à parcourir ce court roman.
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Escal-Vigor

Au château de l'Escal Vigor, fief de l'opulente île de Smaragdis, la fête bat son plein. Est de retour au pays le jeune seigneur, élevé loin de là après la mort de ses parents, deux êtres qui s'aimèrent de cette passion absolue qu'on ne trouve que dans les contes...

De la quête d'absolu, on semble loin pourtant en ce jour joyeux. Toute l'île a été conviée, notables et paysans, dignes dames et rudes marins mêlés coude à coude dans une atmosphère d'exubérante insouciance, dont beaucoup s'amusent mais dont le pasteur ne manquera pas de s'indigner. On boit, on chante, on rit... et l'énergique Claudie, fille d'un gros cultivateur du pays, déploie tous ses charmes sur monsieur le comte, persuadée de le glisser sans trop de mal dans ses filets et de se faire épouser. En apparence, Henry de Kehlmark joue admirablement son jeu, tout en prévenances et charmantes attentions - seulement, le spectateur attentif et plus subtil pourra noter que le jeune frère de Claudie, adolescent sauvage déjà à demi rejeté par les siens, intéresse beaucoup, beaucoup plus sincèrement le jeune homme.

De subtilité, Claudie n'a pas un gramme - et la seule rivale qu'elle peut s'imaginer est la mystérieuse Blandine, intendante du château qu'on dit aussi maîtresse du comte. Mais la frèle donzelle ne devrait pas faire long feu devant ses opulents appas... n'est-ce pas ?

Entre quête éperdue de soi-même, désir d'idéal, mesquineries, ambitions et jalousies exacerbées, ce qui aurait pu fonder une savoureuse comédie marque en fait le début d'un grand drame. Un drame comme on n'en trouve que dans les légendes, mêlé de sublime, de folie et de violence.



C'est un assez étonnant mélange que ce roman, teinté de réalisme et de symbolisme, de psychologie et de mystique chrétienne, fasciné par l'élan très païen de la chair, de la sève et du sang, et pourtant éperdu d'idéal. La mystique chrétienne n'étant pas vraiment ma tasse de thé, et la langue, bien que truffée de trouvailles colorées, parfois un brin pompeuse à mon goût, j'avoue avoir eu du mal à me laisser entièrement conquérir par l'aventure - malgré une indéniable fascination pour cet univers baroque, exalté, et une vive sympathie pour le personnage d'Henri de Kehlmark, de ceux que j'aime évidemment, dont la lente, douloureuse mais vigoureuse affirmation de soi face au reste du monde, est indéniablement superbe. Et diablement audacieuse pour l'époque ! Cette défense exaltée de l'homosexualité - et plus largement de l'amour posé comme idéal face à toutes les bassesses humaines - valut d'ailleurs un procès à son auteur, pour atteinte aux bonnes moeurs. Mais là, l'histoire se finit bien puisqu'avec le soutien de plusieurs auteurs français et belges, au nom de la liberté de l'artiste, Eekhoud fut acquitté.
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Escal-Vigor

Ce roman qui fit scandale et valut un procès à son auteur n’est sans doute pas celui que je préfère, parmi les décadents, même si l’écriture de Georges Eekhoud recèle de jolies trouvailles verbales, mots oubliés ou inusités qui tintent aux oreilles et réveillent l’imagination, ainsi que de beaux et mélancoliques élans :



"Certains détails du paysage contractent […] une signification poignante, presque fatidique. La nature paraît souffrir de remords. Les nuées arrêtent et accumulent leurs funèbres cortèges au-dessus d’une mare prédestinée à une noyade, à un théâtre de crime et de suicide…"



Dans ce récit flamboyant, on penche du côté du théâtre tragique : les personnages sont presque des types – Blandine a de la sainte l’abnégation poussée jusqu’au masochisme, Landrillon est un parfait coquin, Claudie une arriviste vulgaire, etc. – et l’histoire, soumise à un fatum obscur, tend vers un climax qui emprunte à la fois à la mythologie grecque et à la légende des martyrs chrétiens, selon un mélange des genres qui ne surprendra pas ceux qui connaissent un peu Eekhoud.



L’auteur peint surtout dans ce roman le portrait d’un homme supérieur (par l’esprit, les vertus et le rang social) qui a subi mille tourments intérieurs et s’est longtemps isolé en raison de son homosexualité, refoulée, refusée, reniée. Jusqu’au jour où, dans la terre farouche de Smaragdis, encore empreinte d’un vigoureux paganisme, il fait la rencontre d’un jeune paysan, éphèbe qu’il façonne, éduque, instruit tel un pédagogue grec ou renaissant. Contre ceux qui, à son époque, voient dans l’homosexualité un vice, une perversion, une anomalie, etc., Eekhoud présente un modèle d’amour parfait et noble, encore sacralisé par la fin effroyable du couple viril, livré à la frénésie meurtrière de femmes et d’hommes ravalés au rang de bêtes sauvages.



La suite de la critique est à lire sur mon blog !
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Quand l'amour déraille

« Quand l'amour déraille » se compose de quatre nouvelles de quatre auteurs différents,

- « Gentillie » de Georges Eekhoud (1892)

- « La Pirane » de Lucie Delarue-Mardrus (1931)

- « A tes pieds » de Jules Lermina (1889)

- « Le chevalier aux hermines » d'Emile Masson (1909)



Il est question d'amour passionnel, de quatre amours au delà des codes sociaux, des convenances ou de la raison.

Les nouvelles choisies sont des textes littéraires qui déroutent un peu mais dont l'écriture est riche et belle.

« A tes pieds » a été un vrai coup de coeur. Je l'ai senti dès les premières lignes. J'ai aimé l'écriture, l'amour dont il est question, la description de cette maison à l'abandon et l'histoire à la limite du fantastique.

Ce recueil particulier m'a dans un premier temps déroutée pour ensuite m'envoûter. L'ambiance et le charme est indéniable. Il offre à cette lecture un ailleurs.



Je remercie Babelio pour l'opportunité offerte par l'opération Masse Critique ainsi que l'éditeur le Novveliste.
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La Nouvelle Carthage

J'ai plutôt aimé ce roman d'apprentissage où rien ne se déroule comme attendu. Le jeune héros, Laurent Paridael, recueilli par une famille bourgeoise d'Anvers à contre cœur, aurait pu bien tourner: il est intelligent, il a de la réparti et un sens de la justice sociale acerbe. Seulement voilà, de mal en pis, cette œuvre fleuve décrit comment il ne s'en sortira pas. De son fait, un peu (il est bien têtu); et de celui de la société bourgeoise anversoise, beaucoup. Mais il ne faut pas lire la nouvelle Carthage pour Paridael, il faut lire la nouvelle Carthage pour se plonger dans cette ville grouillante d'Anvers et son port à la fin du 19ème siècle; il faut lire la nouvelle Carthage pour une certaine volonté de critique sociale et pour un portrait au vitriol d'une bourgeoise de fin de siècle. Et si Eekhoud appuie beaucoup sur certaines thématiques - le déterminisme social, la misère du peuple, quite à nous guider dans un monde un peu trop manichéen; ne trace-t-il pas, finalement, le portrait d'un auteur qui dans sa tentation de grandeur cherche à exorciser ses propres démons?
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Escal-Vigor

On comprend pourquoi ce livre a fait scandale en son temps !

J'ai beaucoup aimé et ne peux que le recommander.
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Escal-Vigor

Publié en 1899, Escal-Vigor, fut le premier roman européen à traiter ouvertement l'homosexualité masculine d'un point de vue positif, ce qui entraînerait son auteur en justice. A cette époque, les relations sexuelles entre hommes étaient généralement considérées comme une perversion pathologique, alors quand Georges Eekhoud présenta ces deux héros qui non seulement n'avaient pas honte de leur homosexualité, mais qui la revendiquait avec audace, on peut d'imaginer l'impact social que cela pu causer en son temps.

Ce roman audacieux continue d'étonner aujourd'hui par la force de son postulat, sa profonde fraîcheur romantique et son style toujours agréable. L'environnement dans lequel enveloppe le lecteur est celui de la légende, puisque l'espace et le temps où se déroule l'intrigue est aussi mystérieux que le nom du château, car bien que l'on suppose qu'il se déroule au XIXe siècle, tout y évoque un temps légendaire, presque médiéval et mythique, avec ses nobles ses vassaux, ses châteaux, ses prêtres intransigeants et malfaisants, et ses méchants exécrables.

Une langue riche, charpentée, savoureuse, évocatrice, dense et sensuelle. Une oeuvre essentielle dans le parcours des luttes homosexuelles.

Ah, la beauté romantique des histoires d’amours contrariées… Certes elles finissent mal, en général. Mais quand c’est à cause de l’intolérance et de la bêtise des villageois, c’est plutôt une tragédie qu’elles ne puissent survivre à la haine. Car deux hommes qui s’aiment au 19e siècle, cela relève d’une « grave immoralité » (comme l’a appris à ses dépends Oscar Wilde…) Heureusement l’époque a changé ! Et je l'espère du moins durablement!
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Quand l'amour déraille

Dans ce recueil de nouvelles, je dois avouer que je ne me suis pas laissée happée pour chacune d'entre elles mais l'ensemble du recueil porte un charme indéniable et une atmosphère très particulière qui je suis sûre saura vous envoûter tout comme elle la fait avec moi.



Les thèmes abordés sont très réminiscents de la littérature romantique et gothique mais sans jamais tomber complètement dans l'un ou dans l'autre. En bref, un recueil singulier qui plaira beaucoup aux amateurs d'ambiance pourvu qu'ils sachent apprécier la forme de la nouvelle.
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Escal-Vigor

Lexicalement méticuleux et inclinant à la plaisance du mot très exact, ce roman belge parvint à remplir mes fiches de vocabulaire à un rythme élevé, les abondant parfois en un quart d'heure : c'est qu'il faut, pour la conscience diligente d'un auteur savant, un lecteur réciproque qui, philologue et ne renonçant jamais, n'abandonne à nul hasard la compréhension d'un texte que l'écriture ne négligea à nulle approximation. C'est, quand on veut avec professionnalisme ne laisser échapper aucun terme inconnu quoique on en devine le sens, un labeur méthodique et systématique de nature à facilement épuiser ce qu'on sait des maigres et fatigables ressources d'un normal Contemporain.

… « Viveur de bas étage, il cachait, sous une rondeur de surface, et un bagout bongarçonnier, une âme rapace et trigaude. Ses façons scurriles, ses sorties peuples et pimentées…) (page 540)

Quelque chose de lointain et de las, d'intempestif et de maladif, de désespérément blasé et de languissamment valétudinaire, comme une tour claquemurant sur une haute falaise parmi les brouillards pâles et les embruns glacés, émane de ce récit de château noble sis sur une terre de serfs prosaïques et dégénérés. Henry de Kehlmark est un être fin-de-race, au sang livide et à la tête si paroxyste, en une anachronique survivance de monde à la fois ému et rance. Hoir de sensations passées dont l'écho de fragile éther vibre en quelque esprit malingre, vestige de nerfs impressionnables opposés à l'exiguïté de la face humaine, indisposable de symboles purs dont il vit et comme névrosé de tant de solitudes recherchées, obsolescent au point d'être à demi chimérique, délicat à la délitescence en dépit d'un corps galbeux, désuet jusqu'à la conscience de la terminaison d'un règne, ce comte ruiné, retiré du monde lui -même en ruine, fuit et quête simultanément à l'abri, – son homosexualité.

Escal-Vigor, au titre magnifique d'évocations et de couleurs et qui vaut certes beaucoup mieux que son original Comte de la Digue, est l'expression d'une volonté suprêmement sensible de traduire la légitimation des amours invertis dont son auteur était la tendre victime, consentant autant que pourchassé (l'État belge le poursuivit pour ce livre pourtant édité en France). Là se dessine la dichotomie de ce qui préexiste à soi contre ce qui préexiste en soi ; je veux ainsi signifier que la tradition implacable des successions humaines s'oppose à l'essence spirituelle des inclinations ; l'image simplificatrice et inique, si terrestre, superficielle et dogmatique, des élans virils proscrits, broie de son préjugé si vulgairement exhibitrice la grâce subtile des bontés platoniques, composées, raffinées, où c'est la nature supérieurement sympathique qui appelle à de profondes communions d'âmes. Sise à quelque milieu approximatif de ces pôles, l'influence comme gravitationnelle de l'hérédité joint difficultueusement, en l'être, ce qu'il est lui-même et ce qu'il se sent devoir à ce qui le précède. En Henry germe la synthèse, mais déséquilibrée, instable et insalubre, du tabou immanent de siècles réglés et de générations superposées, et de l'aboutissement d'un individu d'inaltérable et autonome transcendance : il est un produit et un progrès, créature et créateur, résultat et apostat. L'interdit lui confine au complexe, et sa liberté figure en refoulé et en latence, comme un nerf mal cautérisé : ce qui le démange souterrainement est ce qui physiologiquement n'est pas censé se ramifier. Et voici comment sourd sans gésir en paix l'intrinsèque frustration d'un être suprêmement artiste dont la haute finesse doit s'aliéner la sociabilité du vrai s'il veut l'assumer pleinement, homme de désespérance tenu au perpétuel oubli de lui-même c'est-à-dire à se surveiller sans oser se savoir ; un secret le point, chatouilleux et qu'il n'est pas supposé se connaître, et le pressentiment de cette étrangeté est un mystère et une abnégation – ô décente inutilité de la blessure ! –, Henry souffre, irrévélé, de ne pas même pouvoir s'admettre un paria et un ogre moral qu'alors il endosserait ; il n'y a ainsi pas une injure ou un cri qu'il puisse jeter au monde insensible et idiot auquel il se dissimule longtemps sa discordance, et il poursuit de la sorte une correspondance illusoire dont il ne perçoit en lui rien de sincère et d'authentique, maintenant en spectre des usages factices, représentant la lignée digne et statutaire, ne se contentant point d'incarner un noble mais la noblesse pour ne pas se considérer un homme, un homme singulier, un homme seul – un homme homosexuel.

Il étouffe bientôt sa voix intérieure dans de fascinants efforts ; sa pâleur préfère s'altérer en des vigueurs de divertissements où la faille disparaît ; il atténue son embarras interlope et son inquiétude aporétique dans des plaisirs licites d'impétueux émois : il déplace ainsi le trouble d'un aveu irrémédiable qu'il se refuse de faire et voudrait différer éternellement, et pour lequel, cependant, dans son altesse exhaussée de conventions bien respectées, il ne saurait sentir le mal. Henry est l'homosexuel spontané, amitif, impénitent, dont les prétextes atermoient et recèlent la profonde douleur de l'altérité, et dont les amours quintessenciées s'élèvent loin au-dessus des normalités basses qui jugent. Il est pur, ce coeur aristocrate et pétri de valeurs chrétiennes, mais n'assumant pas qui il est, il se fuit et se néglige, il se dissout ; partant, dans sa feinte, même involontaire, dans son leurre, il n'est pas tout à fait pur, il subsiste une tare en lui, non pas celle d'aimer les hommes bien sûr, mais celle de se contrefaire aimant des femmes, de s'octroyer une fausse vertu sociale, de s'annihiler dans la rassurante similitude morale. Il n'existe cependant qu'à quelque état parcellaire, la plénitude lui manque : il est empêché, surtout par lui-même, de se conformer à son essence, il ne surmonte pas le statut avantageux qu'il se confère, et ce serait presque davantage son hypocrisie qui l'oppresse que la société directement qui l'opprime. Il se contente la plupart de son existence – quoique mal, un pis-aller provisoire et d'illusion – d'un intermédiaire entre son titre ostensible et son incommunicable honte. Il est un sacrifice inutile et insatisfait, un renoncement qui n'est qu'une oblitération par le rôle et par le divertissement.

C'est, probablement, un trésor de compréhension fine de l'homosexualité duelle que cet Escal-Vigor qui, opérant la mixtion du séculier et du spirituel, situe fort justement son action en un cadre vaguement médiéval et saint, où les rumeurs des villages pauvres s'exercent aussi bien en pressions que les élans passionnés et christiques de l'esprit : le château est sis entre la vilenie malséante et Dieu inaccessible. de ce choix judicieux s'exprime une impasse, incarnée par la méditation recluse du héros qui, ainsi enfermé en la studieuse immutabilité d'un blason, pourrait demeurer le corps perclus et l'âme forclose, indécis à jamais de l'homosexualité qui le tenaille sans percer à la conscience ; oui, mais le temps et l'espace où s'oblige toute présence, appartenant à la roture, imposent la variation et la matérialisation d'où procèdent la tentation, le choix et l'acte, et Henry ne peut s'exiler éternellement hors du monde, parce qu'il existe et parce que le monde exige qu'il ne l'insulte pas par sa hautaine absence. Longtemps dégagé des réalités par l'étude métaphysique et les cogitations abstraites, bientôt les influences physiques et les obligations concrètes le réengagent dans la vie, le rappellent aux désirs et au corps : cette homosexualité-ci, après son refoulement dans la philosophie et les arts, devient alors un trouble contraint par l'impérieux et vivide tangible qui le réinitialise, puis une fatidique assomption, car il faut, pour la rejeter ou l'accepter, la rendre sensible et intelligible.

Ce cheminement mental douloureux, cette longue et pénible échappée hors du complexe où tabou et autocensure règnent en paradigmes diffus, détermine les choix narratifs, constitue le témoignage d'Eekhoud pour ajouter une oeuvre à la trop brève anthologie de l'individualité invertie, et l'on y discerne l'intention de réaliser une pièce de référence, un exemple impeccable et allégorique de la souffrance d'une oppression multipliée, ce qui instruit dans le roman les qualités et les défauts d'un testament et d'une hagiographie. L'intrigue, dont le style même est une subjugation un peu maniaque de termes procédant d'une volonté d'absolu et de perfection, aspire à remonter aux motivations des personnages, mêle inégalement des temporalités variées en agencements et en atermoiements peut-être inutiles, on lit tout d'abord une fête d'installation dans un château, puis une généalogie, puis des années d'étude ayant précédé, on revient alors aux mois suivants la fête, on redescend dans l'enfance d'une femme à peu près sainte, on suit des semaines de séduction floue entre Henry et un jeune homme, on focalise finalement sur une scène de dénouement qui n'est pas dessinée avec toute la minutie brave qu'il faudrait. Une sorte de perpétuel convenable s'attache ainsi à ne rien dresser de scandaleux, si bien qu'à fuir le sujet de l'homosexualité comme vérité nette et comme effets, comme réalités circonscrites plutôt que comme littérarité et symboles et pureté, on s'interroge si l'homosexualité a bien été abordée, si le lecteur ne capte pas davantage une extrapolation imagée et glorieuse, une auréole élaborée à l'attention d'une conscience et d'une postérité, une alambication quasi chevaleresque où l'objet de la quête n'est pas présenté comme devant être considéré ni perçu vraisemblable ainsi qu'un Graal qui reste un mystère avant une nécessité, un rapport et une défense fermes de la singularité des êtres et des liberté vivantes et actuelles de leurs penchants : l'auteur installe son oeuvre dans une universalité théorique dont on ne capte qu'une virtualité. En plus d'analepses appesanties et d'interpositions d'intrigues, en plus de déséquilibres entre atermoiements fades et des instants cruciaux par trop elliptiques, c'est même lexicalement qu'un maniérisme gothique d'« âmes » et de « dames » imprègne un récit qui, dans le dessein de quintessencier ses héros, les idéalise et irréalise jusqu'en vocabulaire, au point qu'une analyse méthodique prouverait probablement qu'Eekhoud, hésitant entre termes d'égale justesse, élit toujours le plus précieux pour inscrire son récit dans l'impression d'un idéal éthéré. Ce recours systématique, parfois plus propre à asseoir l'intention d'un récit parfaitement léché que le sentiment même de sa perfection, finit par pencher l'attention du lecteur vers la construction au lieu du sens, repérant par récurrence un procédé de narration ou de style, le détournant du fond au profit de la forme ; j'ai souvent, en lisant Escal-Vigor, rendu davantage de soin aux mots qu'aux situations à force à la fois d'être interrogé par tel choix inécessaire et d'être ennuyé par une intrigue aux ressorts de stéréotypes délicats et chrétiens : on n'échappe pas aisément à la dimension ostensiblement exemplaire de ce roman. Qualifier de réalisme l'oeuvre d'Eekhoud, avec son cadre onirique et ces personnages secondaires suprêmement déifiés ou avilis, me paraît une déraison et un contresens : Henry seul reflète une vraisemblance, mais tout le reste est absolue fiction sise dans l'extrapolité – et pour preuve, je demande à n'importe quel lecteur de dresser le portrait de l'amant de Kehlmark s'il parvient à trouver de quoi abonder un tel article, ce personnage n'est qu'un linéament et qu'un faire-valoir, ou plus exactement il n'est qu'une couleur vague et qu'une humeur pastel. Quant aux eaux fortes de l'intrigue dont Blandine assurément représente la plus candidement insubtile, qu'on perçoive quelle dose de manichéisme, féroce ou mièvre, il a fallu pour les établir, et qu'on appréhende combien leur représentation excessive, lorsqu'elle est fondée ainsi sur des clichés qu'une traditionnelle moralité a installés – l'abnégation sainte issue d'une innocence diaphane et virginale, ou aux antipodes l'épaisse et vicieuse conformation de la concupiscence et du lucre (comme s'il n'y avait pas de la rapine dans l'amour !) – est contraire au projet même de l'auteur, car c'est toujours selon des critères de convention et d'habitude, selon des critères de religion instituées en visions et mentalités, selon des critères d'imagerie et d'irréflexion, qu'on dénonce l'homosexualité, et celui qui lutte contre ces représentations devrait s'abstenir d'en convoquer, ou alors il use d'un moyen inapproprié à son combat, qui l'invalide et le dissout, comme tirant à la carabine contre les partisans des armes à feu.

… C'est néanmoins un récit supérieurement écrit, de la littérature enfin, de l'oeuvre et de l'ouvrage, où l'on sent l'écrivain véritable par la manière scrupuleuse dont il sélectionne le mot et la phrase : que j'y trouve de l'excès et subisse un peu trop le façonnage plutôt que l'effet ne signifie pas même que mon jugement est juste, car qui lit donc aujourd'hui tout en faisant des relevés lexicaux sur un papier avec un crayon pointu ? Peut-être enduré-je la déformation du trop professionnel pépiniériste arpentant un jardin à la française : hyperboliquement attentif à des techniques, j'y comprends bientôt l'ordre et sa logique, en jugeant l'intention à travers la réussite même, y déplorant des droites habiles et des rigides finesses, et je ne m'abandonne sans doute point comme il faudrait à la plaisance d'y marcher. Je peine pourtant à démordre de mes avis, pour ce que je me crois en la faculté de bâtir des jardins où ne se perçoit pas la volonté première de la facture et de l'exemple, et la démonstration de cette faculté, c'est que je vois les projets, et que c'est toujours par la perception que naît l'art de la dissimulation des intentions.
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Escal-Vigor

Comme ils s’aimaient ces deux-là ! Tel qu’on s’aime dans les légendes et parfois dans la vraie vie : dans le bonheur, l’adversité et jusqu’à ce que mort s’ensuive. On aurait tant voulu que la folie et la haine des hommes et des femmes n’entraînent pas leur mise à terre et à mort. Mais Georges Eekhoud (1854-1927), ce brillant écrivain flamand de langue française, n’a pas transigé avec son projet romanesque, poétique et politique, n’a pas tourné en bluette la lutte contre les préjugés sectaires qu’il a entamée après le procès d’Oscar Wilde. À son époque (et encore aujourd’hui dans certains pays, et parfois (près de) chez nous) on pouvait se retrouver en geôle ou lynché par des hordes en furie quand on vivait hors la loi sexuelle commune. Aussi Escal-Vigor ne pouvait finir moins tragiquement. Dans ce roman, plus que deux hommes, c’est l’amour et l’humanité qu’on assassine. La violence de la scène finale n’a d’égal que le sublime de l’écriture pour la raconter.



Ces-deux-là : Henry de Kehlmark, comte de la Digue, châtelain de l’Escal-Vigor, sur l’île nordique et imaginaire de Smaragdis ; Guidon Govaertz, fils d’un des principaux cultivateurs de l’endroit. Henry de Kehlmark est né d’un amour fou, fut un adolescent malheureux, mélancolique, attiré par les garçons sans oser l’exprimer – sauf quand il disparaissait des jours et des jours pour faire dieu sait quoi avec dieu sait qui. Il ne connaîtra physiquement qu’une seule femme, Blandine, sa confidente. Il lui vouera une amitié indéfectible ; elle lui sacrifiera sa vie de femme, gèrera l’intendance du château, les réceptions, sa prodigalité pour les villageois. Lors d’un festin, il tombe amoureux de Guidon Govaertz, joueur de bugle, « adolescent mieux découplé et plus élancé que les compagnons de son âge, aux reins cambrés, au teint d’ambre… ». Il en fait la conquête, devient son maître pour les arts, la musique, les lettres et le sport, vit avec lui tout le long des jours et de certaines nuits. Tous deux s’adorent réciproquement, sensuellement et secrètement. Malgré la prudence, ils sont découverts. D’odieux chantages s’ensuivent.



Histoire d’un amour absolu, ce roman est aussi une fresque de la vie des paysans, du peuple, de la jeunesse fantasque et brutale, des fêtes populaires, charnelles, des bassesses et des anathèmes des représentants de l’Église… et le combat d’un homme pour rejoindre sa véritable nature. L’accepter dans un monde hostile. Pour se réconcilier avec soi. Au risque de sa propre vie. « Demeurer fidèle jusqu’au bout à ma nature juste, légitime !… Si j’avais à revivre, c’est ainsi que je voudrais aimer, dussé-je souffrir autant et même plus que je n’ai souffert. » Depuis sa parution à la fin du dix-neuvième siècle, Escal-Vigor est régulièrement réédité. Que celles et ceux qui ne l’ont pas encore lu se précipitent sur cette nouvelle édition pour le découvrir, les autres pour le relire.



Michel Zumkir - Le Carnet et les Instants








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Quand l'amour déraille

4 nouvelles à lire avec une introduction qui retrace en quelques pages la vie des différents auteurs et de leurs œuvres. Cette préface m'a mis l'eau à la bouche. Cependant ces nouvelles ne m'ont pas toutes emballées. Je garde néanmoins un bon souvenir de ce recueil. Cela sent bon la fleur bleue, le romantisme mais dans le genre "les histoires d'amour finissent mal", vous voyez... avec un côté un peu malsain ou avec tellement de passion que la relation ne peut finir que de façon dramatique.
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Romans fin-de-siècle : 1890-1900

Albert est l’itinéraire d’une imparable décadence, une anti-évolution fatale et résolue, une cacobiographie dénaturée, à laquelle condamne la conscience hyperesthésique de la réalité blanche sans ambages, sans illusions et sans symboles.

Premièrement on naît et vagit : c’est hasard entropique, qui est-on pour naître ? Où voit-on qu’il y réside un mérite ou une destinée ? Toute généalogie est sérendipité.

On éprouve et on témoigne : faible évangile au regard du siècle insignifiant et bête où l’on existe. C’est assez laid et morne, tout cela ; ça obéit à des règles plutôt stupides, tout compte fait ; il faut tout rehausser de beaucoup. C’est objectivement une affaire, rien de plus, et pourtant une entièreté, une finitude, un vide profond dans de certaines formes superficielles – couleurs et mouvements. Esquisse sale et mal faite. Un défaut, une approximation, un malentendu, avec de rares velléités exagérément vantées, idéalisées, aisément abattables. Des préjugés de beauté – surestimes par aveuglement ou par consolation.

On simulacre et on carriérise : compromissions avec le temps, insinuer douceâtrement sa place, usurpant et copiant d’officielles vertus. S’oblitérer suffisamment le souhait et s’altérer la conscience pour se trouver de l’estime, omettre et évacuer le dégoût. Gratter le pur, les parois, comme dans un trou tiédi. Se blottir, se confire, s’accommoder de la contagion du corps faufilé. Confiteor et confitures : prier avec du sucre.

On naufrage et on agonise : dans ce pot, parmi des millions d’étagères, bof et zut. Et le local chuta : bruit net de verre et de l’organe séché qui s’écrase, un impact d’une provisoireté patente et incontestable, fracas mou sans écho. La mémoire ? Peuh ! qui s’intéresse longtemps à une conserve ? C’est tombé, voilà, on a plutôt après ça son récipient à maintenir près du mur, le plus loin possible du précipice. Se figurer boîte infrangible, et, pour cela, déconsidérer avec l’oubli les relativités chues.

Tout événement constitue l’arbitraire prétexte pour entretenir la rétention d’un soupir d’à-quoi-bon. On n’apprend guère : tout est déjà su, au fond, on ne fait que se renseigner sur des ordres et des hiérarchies différents, étrangers, arbitraires. Si on s’exalte par saccades : élans factices, comme l’autruche battant des ailes, on n’ira point plus haut. Lire Shakespeare, se croire Roméo : mais Roméo est une baudruche exhaussée par un vent, de l’enflure soufflée par une certaine convention qu’on aime à reconnaître pour se rassurer à défaut d’autre modèle, à défaut surtout d’imagination réelle, à défaut d’un véritable ailleurs de l’âme. On n’a toujours que les valeurs où l’on a traîné et que l’on a trop traînées avec soi, comme des parfums fanés et puants.

Albert doit choisir, comme tout le monde, parce qu’il faut. Pas dépressif, lucide, désir d’idéal par envie de sens, et puis juste pion, poète, hédonique, pessimiste, catatonique et enfin mort. Une succession, pas un parcours, moins un itinéraire. Tout raté, pas moyen d’accomplir quelque chose : le monde est trop bas et le sens trop haut. Décalage de l’être à la société comme de l’être à l’au-delà. Pas même pathétique, l’émotion se mérite, ici rien de transfigurable, rien d’une jésucrucifixion. Une drôle d’impasse, sans plus, sans sublimité, fatalité sans fatalisme : la vie comme état inchangeable, comme définition inflexible, avec, à cause de la vitalité, de très vaines tentatives de dépassement. Des curiosités successives, échouées et pas même tellement décevantes. Il fallait tenter et voir : impulsion, réflexe, instinct, sans plus. Le médiocre fatidique n’est jamais tragique, comme tout ce qui se regarde de loin et avec ennui. Une mécanique. Ça bouge et ça cesse de bouger.

Et ce style assorti : Dumur goûte la dénaturation du langage, l’anti-spontanéité du verbe, souvent plaisamment excentrique ou profondément poétique, léger ou bien lourd – comme le fond. Pas naturel : mainte expérience, ni fluide pour l’esprit, pas d’habituation – littéraire. Des artifices élaborés, sapience de savantasse, mot déplacé, déparé, résistant à l’entrain, examiné – dissection. Spirituel et monstrueux. Évidemment, c’est un roman sur rien autant que sur le rien, sur l’anéantissement de l’essor, invariable annonce d’échecs désémus, intrigue sur la négligence délibérée d’une histoire, où tout ramène au sentiment d’une étrangeté, d’un dérangé, de l’idéal même d’une fiction, récit systématiquement inutile – de l’art, démonstration de style, insuffisant car œuvre uniquement sur l’insuffisance foncière d’exister, ontologique essence de vanité avec sa forme exactement congruente, contenant ensemble sa beauté intrinsèque et son défaut ad hoc.
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Romans fin-de-siècle : 1890-1900

Indispensable pour toutes les amoureuses de littérature fin-de-siècle. Belles présentations de Guy Ducrey. Et puis, les bouquins sont gros ! J'aime !
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