Gilles Néret

"Chaque matin au réveil", a écrit le peintre des "montres molles" et des "girafes en feu", "j'expérimente un plaisir suprême : celui d'être Salvador Dali...".
Catalan assoiffé d'or et de gloire, Dali a beaucoup peint et beaucoup parlé.
Son sujet favori : comment on devient un génie.
Sa conclusion : "O Salvador, tu le sais maintenant, si tu joues au génie, tu le deviens !".

La meilleure façon de commencer est de dire : Balthus est un peintre dont on ne sait rien. Et maintenant, regardons les peintures.

(p. 91)

Le seul véritable antidote à l'angoisse qu'engendre chez l'homme la connaissance de sa mort inéluctable, c'est la joie érotique.

Jusqu'à son second mariage, on peut dire que la renommée du peintre au sein de la "nomanklatura" cosmopolite qu'elle fréquente est à son apogée. On se bat pour être peint par Tamara de Lempicka et celle-ci refuse bien des commandes, continuant à choisir selon ses critères, ses fantasmes ses envies.

Les dessins de Klimt sont la quintessence de la volupté. Ils n'ont pas l'agressivité et la désespérance de ceux de Schiele ni le cynisme de ceux de Picasso,ni la truculence de ceux de Toulouse-Lautrec. Son érotisme est raffiné,bon chic, bon genre,plutôt comme celui d'Ingres ou de Matisse. Sa sensualité témoigne d'un gout pour l'esthétisme décadent qu'on ne peut lui confisquer ni lui interdire comme voudrait faire Loos. Ce mélange d'érotisme et d'esthétisme subsiste mème lorsqu'il saisit les poses les plus osées et les plus provocantes ou qu'il représente en détail les parties érogènes du corps. Il n'est jamais cruel ni vulgaire malgré les reproches de pornographie qui lui ont été faites. Il y a constamment chez lui une complicité,une sympathie et une sensibilité dans ses rapports avec la psyché. Le Klimt dessinateur semble toujours flirter avec son sujet. C'est le dessin d'un amant attentif,caressant le corps aimé ,l'exaltant dans toute les positions,tentant de fixer un instant d'extase pour en faire un morceau d'éternité. On entre dans ce monde comme on pénétrerait dans un temple dont les colonnes seraient des cuisses de femmes et que l'on franchirait pour s'élever vers le ciel.

Si il est un artiste dont "tout l'art est en effet érotique", c'est bien Gustav Klimt. La femme est son thème exclusif : il la saisit nue ou somptueusement parée,en mouvement,assise,debout,couchée, dans toute les positions et dans toute les attitudes,mème les plus secrètes...A la recherche de l'étreinte ,en état d'extase,en attente du plaisir... Comme Rodin,avec qui il partage cette passion de représenter la femme dans tous les états,il a besoin que deux ou trois modèles nus évoluent en permanence dans son atelier sans vraiment poser,pendant qu'il dessine. Voyeur attentif,dessinateur proche du paparazzo,il les saisit dans une position qui l'émeut,un mouvement qui correspond à sa libido. Il fait de nous à notre tour, des voyeurs et des complices,lorsque nous contemplons le résultat de son travail : un corps de femme étendu sur une couche saisie dans toute sa sensualité naturelle,révélée dans toutes ses activités secrètes.

Et pourtant,l'un comme l'autre, à travers ces tableaux cherchent à appréhender la mème ineffable signification: ce qui nous échappe.... Mais dans le cas de Van Gogh,le tournesol est un soleil surnaturel qui aveugle et à la longue peut tuer ou rendre fou.
Dans le cas de Klimt, ainsi que l' a joliment écrit Hevesi :"le tournesol se dresse, résigné et solitaire parmi les autres fleurs, telle une fée amoureuse."

A la différence des impressionnistes français, ce n'est pas le spectacle de la nature qui intéresse Klimt, mais la représentation partielle d'un grand tout,d'une entité plus vaste doté d'un pouvoir mystique. Ceci apparait déjà dans les toiles aquatiques surprenantes qu'il avait commencé à peindre lors de l'été 1898 passé sur le lac Attersee ou il était l'invité de la famille Floge. Cela devient particulièrement évident avec les multiples forêts qu'il exécute.
La facture du Poirier, qui se rattache au pointillisme des néo-impressionnistes,crée un rythme qui pourrait continuer indéfiniment et donne avec cette façon de peindre les arbres et les feuillages une impression de matière infinie.

Certes, son obsession, son thème dominant restera toujours le déroulement de la vie elle mème dont font partie ces allégories que sont la procréation, la grossesse, la naissance au mème titre que les maladies, la peur de vieillir et la mort. Mais ses relatifs échecs l'ont rendu moins sensible aux problèmes sociaux et indifférent aux événements politiques. La recherche spirituelle seule continue à l'habiter,faite probablement d'un mélange de philosophie occulte et de religions orientales qui vont lui permettre d'élaborer une vision du monde centrée sur les questions éternelles qui concernent la vie. Eros et Thanatos restent en permanence la source de son inspiration mème si celle ci se cache désormais sous l'apparence de deux thèmes principaux,aussi simples que fondamentaux :les fleurs et les femmes. Ne sont elles pas pour lui la meilleure façon de fixer comme de l'or véritable la seule chose que l'on puisse saisir au passage : une joie sensuelle éphémère,l'extase de la vie !

Ce qui fait de Klimt un artiste exceptionnellement fascinant,c'est justement cette simultanéité de transition,cette imbrication à la fois de tradition et d'art des plus modernes,la manifestation de ce lien qui relie un monde révolu à celui qui s'annonce. Fascination qui relève aussi de la virtuosité,de la sensualité du dessin de cet artiste surdoué ,de l'élaboration kaléidoscopique de sa peinture,de la beautés des formes ornementales et du déchiffrage obligé des secrets enfouis sous la multitude des formes. Elle relève enfin et surtout du thème principal qu'évoque l’œuvre en permanence : la beauté des femmes.

Puisque "femme fatale" il y a,thème constant dans l'univers de Klimt,saluons "Judith I" et "Judith II",exécutées à huit ans d'intervalle comme les deux versions de cet archétype dans toute sa splendeur. Bertha Zuckerkandl commente :"Klimt avait crée avec la Viennoise un type idéal: la femme moderne d'une sveltesse d’éphèbe- il peignait des créatures d'un charme énigmatique-on ne connaissait pas encore le mot "vamp" mais Klimt a crée le type d'une Greta Garbo,d'une Marlène Dietrich longtemps avant qu'il existât en réalité.

Les scènes de forêt comme "La forêt de hêtres" ou "La forêt de hêtres I" évoquent comme une tapisserie dans laquelle l'artiste applique la volonté spirituelle d'eurythmie pratiqué par Hodler,riche effet de répétitions dû au groupement d'éléments verticaux et horizontaux. Là ou Van Gogh désespère violemment et fait éclater la peinture moderne, Klimt butine en silence et le frémissement sensuel de ses paysages aboutit à un redoublement d'ornementation florale et d'intensité symbolique.

Le monde fantastique de Klimt,reflet de la décadence d'une société, de la fin d'un empire,n'est plus aujourd'hui seulement affaire d'école Viennoise. On y trouve un style graphique qui annonce par sa liberté et ses audaces l'art moderne.

Car dans ses oeuvres de portraitiste attitré des Viennoises de la Belle Époque, comme dans ses compositions puissamment suggestives, Klimt a donné naissance à un type de femme fatale-cantatrice dirait Freud-dont l'érotisme morbide n'est pas sans équivalent à l'époque puisqu'on le retrouve aussi bien chez Audrey Beardsley en Angleterre que chez Fernand Khnopff en Belgique

Le guerrier nu tenant un glaive d'Arno Brecker,qui dominait la cour d'honneur de la nouvelle chancellerie de Speer à Berlin n'est pas aussi éloigné qu'on pourrait le croire de la dame en maillot de bain qui brandit une bouteille de Coca cola ni de ces grands ducs,marquis,et autres duchesses bottées dont Tamara nous impose les silhouettes saisissantes,presque menaçantes,et toujours tirées à quatre épingles .Le guerrier est le symbole colossal du regime nazi triomphant,de l'armée toute puissante. La dame au Coca cola célèbre de son côté en americaine typique l'avènement de la société de consommation, de ce que l'on appellera bientôt la société des loisirs. Les héros de Tamara semblent les derniers représentants d'un monde décadant ,d'un monde en voie de décomposition dans lequel ils n'apparaissent plus que comme des ombres,promenant leurs ennui et leur morgue. Le premier prépare la guerre,la deuxième créé le besoin et la lutte contre la dépression,les derniers ferment la porte sur un monde qui n'existera bientôt plus. Et c'est là le drame de Tamara de Lempicka qui se verra condamnée,elle aussi à disparaître avec ses créatures.

Pour expliquer la dernière tentative que fit Tamara pour tenter un "come back",pour une fois encore,essayer de "coller" à son époque,comme cela lui avait si bien réussi au temps de l'Art Déco, Kizette compare sa mère à ce qui était arrivé à une Mary Pickford ou une Gloria Swanson. Ces premières stars du cinéma muet avaient dû affronter l'écueil terrible du cinéma parlant . De la même façon,Tamara de Lempicka-Kuffner,l'ex grande dame de l'Art Déco, se croit tenu de relever le défi de l'Abstraction,maintenant que la vogue en est venu partout,et de franchir l'écueil de la non figuration.

Il y a du Dali dans la baronne d'alors,un Dali qui se promène,sensiblement à la meme epoque,dans les rues de New York, muni d'une clochette,en l'agitant chaque fois qu'il a l'impression que les gens ne font pas assez attention à lui: "Il m'était insupportable de penser qu'on put ne pas me reconnaitre". Cet aveu du chantre des monstres molles,la baronne pourrait en faire sa nouvelle maxime . Le dandy selon Baudelaire,ne doit il pas vivre et dormir devant son miroir ? Ce qui n'empêche pas de fonctionner les autres miroirs que sont les tableaux,les admirateurs,les magazines.

Évoquant les plaintes du vieil amant qui lui avait dit un matin lors de son sejour : "j'ai passé une nuit de tristesse, merci ", Tamara répond à l'envoi,en route vers Paris : "j'ai connu des heures de souffrances ,merci" .

Et par quel style se distinguer des autres en peintures ? Une recette parmi d'autres que Tamara devait expliquer à sa fille: " je fus la première femme à faire des peintures claires-et telle fut l'origine de mon succès. Parmi une centaine de toiles,on reconnaîtra toujours la mienne . Et les galeries se mirent à exposer dans les meilleures salles, toujours au centre parce que ma peinture était attirante,nette, achevée ".

La décennie des années folles dansait pour oublier les horreurs de la guerre. Et Tamara dansait avec elle.