Les deux femmes et leur ombre unique quittèrent le palais par une rue pavée d’or. Elles marchèrent jusqu’à ce que l’or se change en terre battue, et continuèrent de marcher.
Elle avait goûté au plaisir et maintenant s’abreuvait de chagrin.
La voiture sentait le vieux biscuit rance et le papier mâché. Molly se réfugia dans l'odeur. Tout en conduisant elle pensa: quelque chose de terrible t'est arrivé mais cette chose ne m'est pas arrivée à moi, je suis horriblement désolée pour toi mais le quotidien de ma petite vie m'appartient et m'appartient seulement, pourquoi devrais-je subitement partager mes enfants avec une inconnue, quelque chose d'horrible t'est arrivé mais cette chose ne m'est pas arrivée à moi, je suis horriblement désolée pour toi mais le quotidien de ma petite vie n'appartient qu'à moi, pourquoi devrais-je subitement partager mes enfants avec une inconnue.
Molly se gara, jaillit hors de la voiture et fonça vers sa maison éclairée.
Elle vit Erika dans la cuisine, qui riait au téléphone.
Quand soudain, sur l'allée menant à la porte d'entrée, une bouteille de verre cassée, la menace acérée d'échardes vertes.
Puis : découvrir que le verre brisé n'était que des feuilles mortes éparpillées.
En arrivant que le feu passe au vert et l'autorise à tourner à droite, elle n'arrivait pas à croire qu'elle était presque arrivée chez elle ; ne se rappelait aucune seconde du trajet. C'était vraiment étrange, monter dans sa voiture puis arriver à destination sans le moindre souvenir de ce qui se déroulait autour de vous.
Son problème remontait à quatre ans, peu après la naissance de Viv. Elle n'en avait parlé qu'à David, désireuse de savoir s'il avait jamais éprouvé la même sensation, échouant à la traduire en mots: de légères désorientations qui la tourmentaient parfois, de petites erreurs liées à la vue et à l'ouïe.
Cette musique non musicale l'aidait à se couper de sa journée de travail, qui l'avait éreintée. C'était une bonne bande-son pour passer devant les chantiers à l'arrêt, le bois nu des maisons inachevées et la terre retournée qui durcissait avec le temps. Puis l'artère commerçante, le boulevard délabré.
Elle répugnait à admettre que c’était la concrétisation d’un de ses vieux fantasmes : être dans deux endroits à la fois. Avoir deux corps. S’abandonner à sa propre guérison pendant que ses enfants étaient entre les mains de quelqu’un qui les aimait exactement comme elle.
Il y avait plein de livres dans le sous-sol, des livres qu'elle voulait lire mais sans jamais trouvé le temps de le faire ; elle disait souvent à David que son rêve était d'aller dans une cabane toute seule et de lire des romans six heures par jour. Mais quand elle ouvrait un livre et se mettait à lire, elle avait presque l'impression d'être illettrée ; elle relisait sans cesse la même phrase jusqu'à ce que les mots s'effondrent en lettres et les lettres en lignes et en cercles.
C’est alors qu’elle entendit des bruits de pas dans l’autre pièce. Elle éteignit la lumière, prit Ben dans ses bras, traîna Viv à l’autre bout de la chambre pour se cacher dans le coin. Elle s’accroupit devant le miroir dans le noir, cramponnée à eux. Le bébé sous son bras droit, la fillette sous sont bras gauche.
David et elle plaisantaient souvent sur le fait que tous deux redoutaient les enfants de la nuit, de la même façon que, enfants, ils avaient redouté les monstres sous le lit. Des bêtes qui allaient émerger d’un côté du lit, vous saisir avec leurs pattes griffues et exiger des choses de vous.