Citations de Iman Bassalah (80)
J’ai besoin de me sentir seule au monde avec Albert, pas seulement parce que Albert est infirme avec Zita. C’est son mot, « infirme », pour les émotions contenues parfois avec moi, le temps de se débarrasser des guerres du jour pour redescendre à « nous ». Et ses impossibilités avec ma fille.
Il sait très bien que malgré mon mariage avec un musicien, je n’ai pas de culture musicale. J’ai aussi gardé une crainte de la musique : elle embarque trop loin, plus loin que les livres, parce qu’elle n’a pas de rive. Les milliers de disques et de vinyles de Giuseppe, je les avais partagés entre ses amis, lors d’une soirée d’adieu. Zita sait que son père était un grand pianiste, mais je ne lui ai jamais montré de vidéo de lui sur scène.
On se dit que l’on se donne des forces, tous les deux, mais nous nous épuisons aussi à nous aimer, nous désirer, craindre pour l’autre, nous demander ce qu’il pense vraiment, s’il ne tait pas des blessures et des frustrations pour protéger l’alcôve. Et il nous faut vivre tout ça au milieu du tumulte de nos têtes, la peur que la mort nous sépare trop tôt.
« Aujourd’hui, parler arabe suffit pour être suspecté de terrorisme ! » Albert, de son côté, a lancé à une juge qu’on ne pouvait plus prononcer le mot « islam » sans avoir l’impression de devoir se laver la bouche après. Partout la confusion règne, les signifiants se brouillent. Il y a Mohamed le Bon et Mohamed le Méchant, mais comment faire pour savoir qui est qui ? Ils ont la même tête, ils portent le même nom.
J’aimerais bien pouvoir lui dire quelque chose comme ça, au journaliste. Lui raconter que je vole, et que s’il veut il peut déduire de moi que les Arabes sont tous des voleurs, mais que pour le terrorisme, il ne tirera rien de moi qui l’arrange.
La beauté d’un lieu saint et la ferveur des croyants me fascinent dans tous les temples. Tout comme les rites magiques et superstitieux. Un mystère au sens des spectacles du Moyen Âge, qui donne l’impression de cohabiter avec un monde parallèle palpable, parfois assis à côté de nous dans le métro. Et non perdu tout là-haut dans le ciel. Ce mystère parfois déraisonnable et charmant qui rassemble lutins irlandais et djinns arabes autour du pain quotidien.
« C’est parce que nous, les filles maghrébines, on n’est pas élevées pour apprendre à gagner de l’argent toutes seules. Quand tu y penses, les Françaises de souche commencent à peine à l’intégrer ! »
trop vouloir posséder, on s’alourdit. J’ai soutenu une thèse et j’entre souvent dans les chiffres du seuil de pauvreté, c’est vrai, mais je ne travaille pas douze heures par jour chez Lidl, à une heure de chez moi, avec cinq enfants intenables à la maison. Ce n’est pas non plus la précarité de mes parents. Encore moins celle de mon père.
Les Arabes sont les premières victimes du terrorisme islamiste, ne l’oubliez pas. Les femmes libres, marron et athées, comme moi, vous n’imaginez pas la menace qui pèse sur nous, pauvres papillons ! J’ai peur moi aussi, et j’entre dans les angoisses « trop cliché », comme vous tous.
J’y suis allergique, une allergie rare et quand je le dis, on croit souvent que je ne veux pas boire ma coupe à cause du supposé interdit religieux – si relatif, en réalité.
Nous nous étions faites jolies, Hélène et moi, peut-être plus l’une pour l’autre tout d’abord, comme font parfois les filles. Je portais une longue robe de soie noire. Une coupe ample et décontractée, ceinturée à la taille, achetée chez Monoprix, qui faisait illusion. Hélène, un pantalon de cuir et une chemise blanche. Bien coiffées, bien maquillées, très fraîches toutes les deux. Nos talons frappaient la pierre du large escalier, claquaient le cabochon du palier. Mon cœur battait, j’allais enfin voir de l’autre côté des murs de mon ancien lycée.
Partout, je guettais les signes du destin, comme les femmes brisées de la médina que j’entendais parler quand elles me croyaient endormie. Mes années d’explications littéraires, tragédies, décorticages de textes intrépides, palimpsestes, triangles sémiotiques, étudiante, puis prof, s’étaient épanouies sur cette chaire primitive.
Je suis une grande interprète des symboles, et des signes, je me disais que cette adresse ne pouvait pas être anodine dans ma vie. Ça aussi c’est un héritage de ma lignée, les motifs dans le ciel, ou ceux des tapis et des couvertures que ma grand-mère m’a appris à tisser et nouer dans le grand atelier triangulaire de Midoun, où des siècles auparavant marchands d’Orient et d’Occident venaient s’approvisionner ; les symétries, l’analyse des songes, les coïncidences, les rêves prémonitoires…
La Révolution française a autorisé la guillotine pour tous, pour rendre les pauvres égaux aux autres face à la peine « capitale ». Si l’épée (la hache, la guillotine…) était bien aiguisée, cette mort pouvait être rapide. Riche, on pouvait donner un peu d’or au bourreau pour qu’il travaille bien son matériel.
Je retrouve, étrangement extasiée, le passage où Julien, accusé d’avoir tenté de tuer Mme de Rênal, est décapité. Je me dis que ce ne sont pas que les Arabes qui décapitent, ou les gens qui se réclament de l’islam, qu’ils n’ont pas ça dans le sang. Un sang qui est aussi le mien. « Jamais cette tête n’avait été aussi poétique qu’au moment où elle allait tomber. » Après l’œuvre du bourreau, le corps de Julien Sorel est enveloppé dans un grand manteau bleu, sa tête y est placée aussi. Mathilde, l’autre grande amoureuse de Julien, prend la tête, la pose sur une table, l’embrasse et la garde avec elle, enveloppée sur ses genoux, le temps d’un voyage, pour l’ensevelir seule, de ses propres mains.
Albert est proche des féministes, mais il est né dans des années où il y avait encore « monsieur », puis « madame » : le déterminisme, c’est pas que pour les Arabes et les pauvres !
Un dimanche matin où nous nous posions au café sur le marché pour lire les journaux, j’avais soulevé le problème de ne pas arriver à gagner plus d’argent, non pour qu’il m’en donne, mais parce que je considérais que c’était un problème éthique en soi, avec mes diplômes et tout le tralala.
Je fais lire Le Rouge et le Noir, l’œuvre est au programme. Avant je voyais Gérard Philipe en lisant « Julien ». Maintenant, c’est la tête de Daniel Pearl qui m’apparaît, ses grands yeux bleus. Albert me dit que je ne suis pas obligée de donner le passage de la décapitation de Julien Sorel, mais il devient difficile de trouver des passages qui n’endorment pas les examinateurs, dans les œuvres classiques.
Aucun dessinateur ne prend son crayon en se disant qu’il va humilier un milliard et demi de musulmans en quelques traits. La directrice leur répond : « Allez voir en Afghanistan comment vivent les filles, si c’est ça que vous voulez, on en reparle ! » Je raconte comment la Tunisie s’est battue contre le voile dans l’espace public, elles sont étonnées de cette violence. Et incrédules aussi… Un pays arabe s’est battu contre le voile, « truc de ouf ! » Vous n’êtes pas les seuls à l’ignorer, les chéris.
Un groupe terroriste les massacre en Afrique, parce que tout écolier est considéré comme un mécréant qui préfère l’allégeance à l’État, plutôt qu’à Allah. Images insoutenables des petits corps en tablier. Le chef de l’organisation avait prêché à une foule en délire qu’il ne fallait pas détruire les lieux, mais les êtres. « Les lieux se reconstruisent. » Ce discours, il l’avait prononcé après les manifestations qui avaient suivi les caricatures danoises de Mahomet. Le pays des blonds, de Karen Blixen et des Lego.
Je ne veux pas écrire sur le sujet parce que je veux me sentir libre de le faire. Je ne veux pas écrire sur le sujet parce que je ne me sens pas de légitimité à le faire. Je ne veux pas écrire sur le sujet parce que ça ne changera rien. Je ne veux pas écrire sur le sujet pour pouvoir continuer de me promener seule dans les champs d’oliviers de mon père. »