Nathalie Brisac -
Pierre contre Ciseaux d?
Inès Garland .
A l'occasion du Salon du Livre de Paris,
Nathalie Brisac des éditions l?Ecole des loisirs nous présente "
Pierre contre Ciseaux" d?
Inès Garland. Pour en savoir plus : http://www.mollat.com/livres/garland-ines-pierre-contre-ciseaux-9782211217620.html Notes de musique : ® Tres Tristes Tangos/Unknown Album/Planta Baja. Free Music Archive.
+ Lire la suite
C'est en mars de cette année-là qu'a eu lieu le coup d'état militaire. Plus tard dans ma vie, quand j'essayais de repenser aux débuts de la dictature, j'ai dû reconnaître que pendant plusieurs mois je n'avais pas fait une grande différence entre ce régime et le précédent. Le 24 mars 1976, la télévision est restée allumée toute la journée à la maison, mais mes parents n'ont pas fait beaucoup de commentaires. Il y a en a un cependant dont je me souviens : "il fallait bien que quelqu'un remette de l'ordre". Je ne m'étais pas rendu compte qu'ils avaient vécu dans la peur. Pour eux, la junte militaire allait reprendre le pays en mains avant d'appeler à des élections. A ce moment-là je n'avais aucune opinion politique.
J'ai su alors qu'il y a des choses que l'on porte en soi que les autres ne peuvent pas voir et que la vraie solitude est de se taire sans trouver aucun réconfort en personne, et sans même le chercher. Comme si le silence était le destin des choses qui font le plus souffrir.
Le jour où j'ai fait la connaissance de Carmen et de Marito, le jardin de l'île s'était réveillé sous les eaux. Les arbres semblaient flotter tout droit, et les maisons sur pilotis des voisins, sur la rive d'en face, ressemblaient à des bêtes aquatiques perchées sur leurs grandes pattes. Je suis sortie sur la terrasse sur la pointe des pieds pour ne pas réveiller mes parents. Je voulais aller jouer dans le jardin avant qu'ils ne voient le spectacle de la crue, car j'étais bien la seule à aimer les débordements du fleuve. Pour eux, ça voulait dire surélever les meubles et le frigidaire, puis rentrer à Buenos Aires. L'eau recouvrait cinq des dix marches de la maison. J'ai mesuré la profondeur : juste au-dessus du genou, parfait pour aller jouer au fond du jardin entre les mandariniers et les qumquats, là où les adultes ne mettaient les pieds que le dimanche soir, les mois d'hiver, pour remplir un panier de fruits à rapporter en ville. Je marchais à grands pas, les bras en balancier pour garder l'équilibre, frôlant l'eau du bout de mes doigts - de mes ailes, devrais-je plutôt dire : j'étais un immense oiseau sur le point de prendre son envol-, la boue glissait entre mes orteils et des brins d'herbe arrachés se collaient à mes jambes. Carmen était là, juste devant le grand canal. Je l'ai vue de loin, assise sur une branche, les pieds dans l'eau, comme si elle avait toujours été là. A ses pieds affleurait une autre fille, identique mais faite d'eau, et les deux souriaient comme le chat d'Alice au pays des merveilles. Quand je me suis approchée, la fille d'eau s'est brouillée, et celle qui était assise est descendue de la branche d'un bond. Elle était plus grande que moi. Elle portait un short sale et un tee-shirt à rayures qui m'avait appartenu et qui était trop court pour elle.
Début de "Pierre contre ciseaux".
- Et tu sors avec la fille d'à côté. Tu ne te rends pas compte que toutes ces choses-là ne vont pas ensemble.
Marito n'a pas répondu.
J'ai pris conscience que j'étais gelée. Je commençais à claquer des dents. La rosée imprégnait mes vêtements et mes cheveux.
Le ton de Tordo a changé pour se faire suppliant.
- Laisse tomber tout ça, Negrito. Je l'ai déjà dit à ta sœur. Vous êtes des gosses. Ne vous engagez pas là-dedans.
- Je ne suis plus un gosse.
Quand ils sont sortis, je me suis cachée dans les feuilles du Colocasia dans le noir. Ils sont passé tout près, le visage et le torse éclairé par la lampe-tempête.
- Arrête de déconner avec cette fille.
J'aurais juré que j'avais envie de pleurer pour la robe et je me suis sentie ridicule. Les taches marron qui salissaient les fleurs pastel, le sang séché que la chatte avait dû perdre en donnant la vie, la mort ici, dans l'obscurité de l'armoire, dans la maison vide, m'avaient fait concevoir que l'existence pouvait se retourner, comme ça, d'un coup. Jamais auparavant je n'avais imaginé que la vie pouvait se terminer au milieu de quelque chose qui n'avait rien à voir avec la mort.
Maman a frappé à ma porte vers midi pour me demander si je voulais sortir déjeuner avec eux.
Je lui ai répondu que je n’avais pas faim et que je préférais rester. Je me suis mise à penser que la seule personne à qui j’aurais pu raconter ce qui s’était passé était Carmen. À coup sûr, elle aurait trouvé un moyen pour ne pas voir les choses sous un jour si sombre ; elle l’avait toujours fait.
Soudain, l’avoir perdue était la chose la plus triste qui m’était arrivée de toute ma vie. Quand papa et maman sont rentrés du restaurant, j’étais devant la télé. Ils ont commencé à me raconter avec enthousiasme qu’ils étaient tombés sur une amie perdue de vue depuis des années. Ils étaient tout à leur joie de ces retrouvailles et ne se sont rendu compte de rien. J’ai su alors qu’il y a des choses que l’on porte en soi que les autres ne peuvent pas voir et que la vraie solitude est de se taire sans trouver aucun réconfort en personne, et sans même le chercher. Comme si le silence était le destin des choses qui font le plus souffrir
Je me suis assise pour regarder les tourbillons contre les pilotis du ponton, pour suivre les nuages de limon qui se font et se défont dans l’eau. L’eau était propre, le niveau du fleuve étant haut, c’était une de ces journées radieuses, tellement parfaites que mon malaise n’avait nulle part où se réfugier.
Papa disait que doña Ángela souffrait du mal de saule. Un jour, déjà adulte, j'ai appris que c'était le nom qu'on donnait à cette inertie qui frappait les insulaires, ce mal qui les empêchait de travailler ou de finir les choses, et qui venait à force de tant regarder le fleuve. Pour moi, c'était différent. Le fleuve avait toujours été chez moi, chez Marito, l'endroit du monde qui était le mien. Le mal du saule était pour moi un mal d'amour.
Maintenant je ne peux plus m'arrêter de pleurer. Lucio m'enlace par-derrière.
- Eh !... me dit-il. Il y a tellement de chemins qui ne se croisent jamais. Tu aurais pu ne jamais les connaître.
Je sens ses bras forts autour de moi. Il a raison. Je veux célébrer la vie. Je veux me réjouir que l'amour entre Carmen, Marito et moi ait existé.
Je pense que le Dieu miséricordieux des cours de catéchisme est une bonne excuse pour se laver les mains et ne rien faire pour changer les injustices de ce monde.