Isabelle Artus

À défaut d'avoir la foi, elle gardait en mémoire les précieux conseils de Masako à propos des esprits : « On ne sait jamais. »

Le mensonge est un poison à durée illimitée et Odette, foudroyée par des émotions contradictoires, se sentait au bord de l’apoplexie.

Souffrir dans sa chair pour atténuer la souffrance du cœur.

Préférait-elle subir des allusions vaseuses ou s’empêtrer dans des justifications foireuses ?

— J’ai l’intuition que les deux sont liés. Ce n’est pas un hasard, si nous avons trouvé l’un en cherchant l’autre.
— Je n’ai jamais rien compris à l’intuition féminine, mais je la respecte. Même si je trouve que tu pousses le bouchon un peu trop loin, dit Maurice.

Cela dit, heureusement que sa grand-mère ne l’avait pas vue sortir dans cet accoutrement, sans quoi elle aurait eu droit à un remontage de bretelles en règle, sur l’air de « quand on a la chance d’être aussi jolie, on ne sort pas habillée comme un sac, c’est une offense à la féminité du monde libre ».

Les derniers jours m’auront été fatals, ils auront embarqué ma mémoire et mes membres quelque part et les auront égarés en route. Le rythme des machines me rend fou, je voudrais que ça s’arrête autant que je le redoute. Où en étais-je ?

Plus je cherche à comprendre, à m’approcher de mes souvenirs et plus ils s’éloignent avant d’avoir pris forme et sans livrer leurs secrets. Je sens le bouillonnement au fond de moi, mais rien n’émerge, comme si mes souvenirs restaient prisonniers volontaires sous une mince couche de glace transparente. Je dois me contenter de les regarder passer et vivre leur vie.

Si ça se trouve, je suis placé sous protection policière affreusement rapprochée et, en attendant que la mémoire me revienne, Robocop reste sur place pour être le premier à m’interroger. C’est pour ça que les toubibs ne se formalisent pas, ils sont tous au courant. Ça veut dire que je suis plus vivant que mort. Je devrais me réjouir, n’empêche, flic ou pas, ce regard posé sur moi en permanence m’oppresse, je n’arrive pas à respirer. C’est à cause de lui que je suis branché à une machine.

Ce n’est pas parce que l’homme est noir que j’ai peur, je ne suis pas raciste. Bien sûr que non. Parmi les petits dont s’occupe maman, certains sont noirs, elle n’a jamais fait de différence entre les enfants, elle les aime tous de la même façon. Avec une mère comme la mienne, je ne peux pas être raciste.

Je n’ai pas besoin de le voir pour savoir qu’il est immense, au moins 1,95 m, taillé dans l’ébène la plus noire, tout en muscles avec une gueule en biais. Il ne parle pas, il respire à peine et reste assis sans bouger sur une chaise près de la porte.

Les médecins savent y faire avec la douleur des proches. Ils ont dû lui parler doucement en la prenant par les épaules, peut-être même qu’ils ont murmuré, en faisant un signe en ma direction. Un signe qui voulait dire : ne faites pas de scandale, mademoiselle – peut-être même qu’ils l’ont appelée madame pour faire plus grave, plus solennel – regardez, madame, comme il dort bien, vous ne voudriez pas le réveiller ?

Ça m’a toujours angoissé de penser que la trajectoire d’une existence entière puisse à ce point être modifiée par un minuscule détail. Et lorsque j’imaginais l’ensemble des conséquences qui en découlaient, j’étais pris de vertige.

Je repense à l’histoire de cette femme en état de mort cérébrale que sa famille, à contrecœur, s’apprêtait à débrancher. Tout son être hurlait « ceci est une erreur, une abominable méprise, je suis vivante », mais aucun signe de sa révolte intérieure ne transparaissait à la surface. Prisonnière de son corps, elle avait réussi au dernier moment à mobiliser toute l’énergie vitale de son désespoir pour produire une larme.

Si je pouvais, je me jetterais dans ses bras et enfouirais ma tête entre ses seins voluptueux jusqu’à l’asphyxie, je me laisserais pousser des branchies pour mieux me noyer dans son corps, me perdre dans ses chairs.

J’essaie de me faire léger comme un nuage, j’exhorte mon âme à se détacher de mon corps en lui rappelant que vingt et un grammes, ce n’est pas bien lourd et qu’elle peut y arriver, mais rien ne se passe. Dans les films, ça a l’air facile, mais dans la pratique, c’est hyper difficile comme exercice.

Longtemps, j’ai cru au merveilleux, au subtil, j’ai su diriger la course des nuages, modifier la couleur des feux rouges à distance, communiquer par-delà les mots, comprendre le langage des animaux. Je souriais à l’insolite, embrassais l’extraordinaire, je croyais aux fées, aux forces de la nature et aux esprits malicieux. J’étais de la race des rêveurs, de ceux qui s’émeuvent de la beauté des fleurs et baptisent les étoiles.

C’était si bon de sentir à nouveau tous les regards suspendus à ses mots, attendant paisiblement la chute avec la patience feinte d’un groupe de lionnes assurées que la proie n’en a plus pour longtemps à respirer. Karl qui ? Comme c’était drôle.

Chacun lâchait ses infos à demi-mot, balançait des prénoms, jamais les noms complets, ç’aurait été trop simple. Les stagiaires faisaient des efforts pour suivre, la plupart étaient complètement largués mais seraient morts dans d’atroces souffrances plutôt que d’admettre leur ignorance quel que soit le sujet discuté.

Si tes jambes ne bougent plus, c'est dans ta tête qu'il faut chercher l'explication et c'est aussi là que se trouve la solution.