A l’époque où je pleurais ma mère, et plus tard ma tante Kate, je me disais que, toutes mortes qu’elles fussent, elles étaient toujours en moi, elles habitaient mon univers intérieur, qui n’était pas moins varié et bruyant que la vie elle-même. Très tôt déjà, je plaçais le don de mémoire au-dessus de toute autre qualité. Je comprenais qu’en vieillissant, nous rassemblons une nation entière en nous, des lieux et des gestes disparus ; nous les croyons nôtres et, aussi impénétrables que la pierre, nous brandissons seuls la torche qui éclaire notre passé.
J’avais toujours pensé que la perte de la Grâce ne pouvait résulter que d’une terrible erreur ou d’un accident fatal. Je ne savais pas encore que cela pouvait survenir si progressivement que l’on ne sent pas le souffle nous manquer, ni la chute finale. L’évolution est parfois imperceptible. J’ai découvert qu’il fallait au moins deux choses – et le plus souvent trois – pour altérer le cours d’une vie : un écart par rapport à la vérité, puis un autre, puis un troisième. Alors, vous réalisez, l’espace d’un instant, à quel point vous avez rapidement touché le fond.