Jean Mercier

Il lui semble que sa vie de charité s'est étriquée. C'est facile d'aimer des inconnus qui viennent le voir parce qu'il est devenu célèbre. Mais c'est sans doute encore mieux d'aimer les gens tels qu'ils sont, dans la durée, avec leurs mauvais plis indéfroissables.

Après un silence, Julien se confesse rapidement. Comme un homme. La plupart des hommes déballent leurs péchés d'un bloc, comme un débardeur balance sa lourde charge sur le quai après une pénible remontée des soutes du navire. Tout le contraire des femmes qui, comme des randonneuses, mettent du temps à en venir au but, cheminant par monts et par vaux. Lorsqu'elles se confessent, les choses viennent lentement, morceau par morceau. En souriant, le père Maurice dit que les femmes sont atteintes du syndrome du sac de farine : quand elles semblent avoir vidé leur sac, il en reste encore sur les parois...

Il ne s'agit pas pour les baptisés de jouer les exorcistes ou les guérisseurs tout-puissants, ni de se prendre pour Jésus. Mais de laisser le Christ agir à travers eux, et en particulier à travers leur faiblesse. Cela implique à la fois une grande humilité et une réelle audace, celle de la confiance en Celui qui peut tout faire en nous, même si nous ne le voyons pas toujours, même si nous ne nous en sentons pas capables. Le problème des chrétiens, c'est qu'ils ne croient pas assez qu'ils ont cette autorité du Père, qui leur vient du Fils, par l'Esprit-Saint.

Brigitte et Guillemette font toutes les deux partie de l'équipe de fleurissement de l'église. Mais au fond, la petite guerre qu'elles se livrent n'a rien à voir avec les fleurs, ni avec les vases, ni avec la Sainte Vierge ou sainte Thérèse... Depuis le début, Brigitte a développé avec Guillemette une relation aussi toxique que complexe, parce que Guillemette représente à la fois tout ce que Brigitte aimerait être... et tout ce qui l'insupporte au plus haut point.

Madame, soyez en paix. Faites confiance au Seigneur. Il accepte votre vie telle qu'elle est. Oubliez tous ces pêchés en Dieu, déposez tout entre les mains de Jésus, laissez-le faire des miracles en vous, et d'abord, celui de la paix restaurée. Cessez de vous agiter dans la culpabilité. Considérez que vous êtes sous anesthésie. Comme si vous étiez un petit enfant qu'on doit opérer d'une maladie grave. S'il gigote, s'il bouge, le chirurgien ne peut rien faire. Alors que s'il se laisse endormir, il peut être opéré. Donc, madame, laissez-vous anesthésier par Jésus, c'est-à-dire : cessez de juger votre passé. C'est important pour que Jésus puisse agir sur vos plaies , guérir vos blessures. Pour qu'il vous donne sa paix...

"Mais, Jean-Philippe, tout a changé depuis 2007!Ce qu'on a décidé il y a dix ans est déjà périmé!" a argué Benjamin pour essayer de fléchir son évêque. En vain. Mgr Vignon a rétorqué d'un ton sec: "les laïcs tiennent à "leur" messe dans leur église, alors fais un effort. Fais au moins semblant qu'ils comptent pour toi. "
Du coup, ce sont moins les réunions elles-mêmes qui épuisent le père Benjamin que cette espèce de mensonge larvé qui oblige à toutes sortes de contorsions dès qu'il doit dire ou faire la moindre chose. Si je dis ci, Dupond va être vexé. Si je dis ça, Durand va se braquer...

Il est une heure du matin, mais Enguerrand Guerre est encore devant son écran d'ordinateur. Il marmonne dans sa barbe, le menton agité de tics nerveux, les lèvres pincées : "Ce curé de merde va moins rigoler quand il va voir la tempête qui va lui tomber dessus !" Sur l'écran, il fait défiler la liste de ceux qui ont signé la pétition qu'il a lancée contre l'abbé Bucquoy. Que reproche Enguerrand Guerre au curé de Sainte-Marie-aux-Fleurs ? Tout simplement de ne pas accorder suffisamment d'attention au combat qui est le centre de sa vie.

"Trop, c'est trop!" Les mots ont fusé dans un glapissement. L'abbé Benjamin Bucquoy lève les yeux de sa Bible. Devant lui, le visage de Brigitte Charbonnier explose en jets de larmes. Il sait déjà de quoi il retourne. "Mon Père, ça ne peut plus durer! Guillemette m'a encore fait une crasse. Figurez-vous qu'elle m'a piqué une botte de roses que j'avais mise de côté pour la Sainte Vierge! Elle l'a utilisée pour sainte Thérèse! Je n'en peux plus. C'est fini! Je rends mon tablier."

Ce soir, Benjamin a la tête qui tourne. A 23h15, il vient de s'effondrer dans un fauteuil du presbytère après une réunion de l'Equipe d'animation locale (EAL) qui l'a lessivé. Ce n'est pas la première fois qu'i se coltine ce qu'il considère comme la corvée du mois, qui équivaut sans doute à quelques millénaires de Purgatoire.

Le contenu de son ministère est d'une médiocrité affligeante : il passe ses journées à régler des problèmes administratifs, à gérer des conflits ridicules. Il tente de se remémorer ne serait-ce qu'un moment où il a réalisé le rêve pour lequel il a choisi de devenir prêtre : sauver des âmes, ou du moins leur permettre de s'approcher toujours plus de Dieu. Mais c'est comme chercher un éléphant dans un ciboire. Il n'a aucun souvenir récent d'une occasion où il ait réellement servi à faire avancer le Royaume. Il n'en peut plus de cet asservissement à une structure à bout de souffle, qui tente de faire tenir debout un édifice lézardé. Oui, il faudrait tout repenser à partir d'une vision missionnaire, résolument évangélisatrice. Mais ses paroissiens préfèrent se déchirer pour des histoires d'ego, de fleurs et de préséance.