Petits éloges de l'ailleurs : chroniques, articles et entretiens
Jean Raspail
Éditions Albin Michel
Recueil d'articles publiés dans la presse au cours des trois dernières décennies, consacrés à des sujets de société, à certains aspects de la langue française, au voyage, à l'histoire ou à des écrivains, parmi lesquels Jacques Perret, Jean Cau, Michel Mohrt et Sylvain Tesson. L'ouvrage offre un tour d'horizon des univers multiples dont s'est nourri le romancier. ©Electre
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9782226470478
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J’aime le contact des livres. Il me suffit de les toucher pour que sortent en foule les personnages qui y sont couchés. Je serre le livre entre mes mains, une étreinte, de l’émotion, et mon cerveau, en une seconde, le recrée dans sa totalité. Quand Ségolêne découvrit la malle, elle étala tous les livres sur la grande table de la salle du conseil et, lisant simplement les titres, promena ses doigts sur les couvertures. « Que fais-tu ? » lui avais-je demandé. « Mes mains voyagent, je vois. »
‘’Quand on représente une cause (presque) perdue, il faut sonner de la trompette, sauter sur son cheval et tenter la dernière sortie, faute de quoi l’on meurt de vieillesse triste au fond de la forteresse oubliée que personne n’assiège plus car la vie s’en est allée ailleurs.’’
Constemés, les doctes clercs ! Ils baissent les yeux, ravalent leur colère et peut-être, pour quelques-uns, leur honte, au risque de s'en étouffer. Le chancelier d'Ailly, qui préside, a décidé de laisser parler le moine. Après tout, n'avait-il pas lui-même, Pierre d'Ailly, naguère, à la suite de saint Vincent Ferrier, de sainte Colette de Corbie, du bienheureux Pierre de Luxembourg, conseillé au sage roi Charles V de placer le royaume de France sous l'obédience du pape Clément VII ? Et n'était-ce pas aussi sur son conseil que le roi Charles VI, à son avènement, en pleine possession de sa raison, avait renouvelé sa fidélité à Clément jusqu'à lui rendre visite solennelle en Avignon et se prostemer devant sa personne ?

J'en étais là de mes raids manqués sur l'Altaï, coupés de récits à mes amis que j'embellissais un peu plus chaque fois, lorsque dînant avec Jacques Perret, je lui contai toute l'affaire. Le caporal épinglé avait tant rêvé toute sa vie devant sa table d’écrivain, il avait tant forgé le merveilleux avec le vrai et le vrai avec l'imaginaire, que cette histoire-la, voilà longtemps qu'il la connaissait ! Il la tenait d'un vieux camarade, artiste dessinateur de son état dans le quartier Saint-Jacques, une sorte de cavalier mongol, à l'entendre, l'aspect puissant, l’allure sauvage, le cheveu raide et noir, les yeux bridés comme il se doit, et qui donnait toujours l'impression d'avoir oublié son cheval lorsqu'il prenait le métro. Il ne faut jamais interrompre Jacques Perret lorsqu'il décrit quelque chose ou quelqu'un. Jamais personne ne se haussera aussi élégamment que lui aux lisières subtiles et fantasques de l'épopée. Vétéran des champs Catalauniques, le Barbare, les jours de spleen, une solide eau-de-vie au poing, racontait la bataille et se souvenait de tout, et pourquoi et comment il était venu, à cheval depuis l'Altaï, voter dans le XIV° arrondissement.
Le dîner fut grave, au carré, ce soir-là. On entre à Magellan comme on entre à la Trappe, et La Reine blanche ne vous lâche pas facilement. Il fut cependant question des Patagons de la mer, baptisés Pêcherais par Bougainville et Darwin, les Alakalufs, mes australs sujets. Nomades, sur leurs canots, ils surgissaient comme des fantômes dans les récits des navigateurs, puis sans un mot, sans un sourire, disparaissaient au ras de l'eau sous la neige et la pluie. Si peu nombreux à travers ce désert liquide que bien des navires les manquaient, leurs équipages scrutant en vain les flots et les grèves dans l'espérance de l'impossible, tant chaque marin, à Magellan, est marqué par la stupéfaction et l'incrédulité qu'on éprouve à savoir que des êtres humains parviennent à survivre dans cette desolation.
— Croyez-vous, sire, que nous les verrons ? me demanda le midship canonnier.
— Ils m'attendent. . .
Sept cavaliers quittèrent la ville au crépuscule, face au soleil couchant, par la porte de l'Ouest qui n'était plus gardée. Tête haute, sans se cacher, au contraire de ceux qui avaient abandonné la ville, car ils ne fuyaient pas, ils ne trahissaient rien, espéraient moins encore et se gardaient d'imaginer. Ainsi étaient-ils armés, le coeur et l'âme désencombrés scintillant froidement comme du cristal, pour le voyage qui les attendait. Sur l'ordre du margrave héréditaire, simplement, ils allaient, ils s'étaient mis en mouvement et le plus jeune d'entre eux, qui n'avait pas seize ans, fredonnait une chanson...
- Je descends là. Et vous ?
- Un peu plus loin.
- On se revoit ?
- Je prends ce train presque tous les jours, le wagon de queue, de préférence. C'est le moins bondé, donc le moins sale, parce que le plus éloigné de la sortie.
- Je le prends aussi assez souvent. Sans indiscretion, qu'est-ce que vous faites, dans la vie ?
- J’ai quitté l'armée, dit Maxime. C'est bouché et ça ne sert plus à rien. Je bricole. Je vends de l'assurance. Je m'ennuie. Et vous ?
- Moi, j'écris. J'essaie d'écrire. C'est tout aussi bouché et ça ne sert tout autant à rien...
Ils se retrouvèrent de temps en temps, wagon de queue, ligne A, la main sur la barre d'appui poisseuse, isolés comme dans une bulle d'air pur au milieu de cette foule. Ils se disaient des tas de choses.

À dix heures, le lendemain, Mgr Anselmos sonna au portail de la prison. Vêtu de sa vieille soutane de curé, sans boutons violets ni ceinture moirée, il avait aussi renoncé à sa croix pectorale d'évêque. Un prêtre parmi d'autres, sans importance. Il avait retourné autour de son doigt l'améthyste de son anneau. Une façon de se présenter selon la discrétion qui convenait : Mgr Anselmos avait rendez-vous avec Dieu. Il avait réfléchi à cela une partie de la nuit. Ce n'était pas le directeur de la prison qui l'attendait, ni même le détenu Charlébègue perdu au croisement du salut et de la damnation, mais Dieu. Les autres n'étaient que des relais. Poursuivant le sommeil qui se refusait, l'évêque s'était accusé d'orgueil à s'imaginer de la sorte, dans cette affaire particulière, seul intercesseur auprès de Dieu, mais en dépit d'une humilité non feinte, il ne parvenait pas à se convaincre que telle n'était pas la nature véritable de la démarche qu'il entreprenait. Chaque évêque est le successeur des apôtres, fût-ce le miserable évêque de l'infime diocèse de Nivoise. Entre le Christ et ses évêques, l'accord perdure depuis deux mille ans. Il est le fondement de l'Eglise catholique.
Le monde extérieur est muet, comme s'il était devenu soudain aussi vide que les salons de ce château. Les ambassadeurs ont filé dès qu'ils ont connu le départ de Myriam. Je ne peux le leur reprocher. Ils ont dû penser que j'allais la suivre. Aucun n’a pris le temps de prendre congé, à l’exception de mon vieil ami l'ambassadeur des Vallées qui m'a dit en partant cette phrase curieuse : « C'est la fin du monde rêvé... » J'imagine qu’il entendait par là que le monde n’attend plus rien de nous, même pas le rêve. Et, d ailleurs, a-t-il jamais attendu quelque chose de nous ? Ou bien est-ce nous qui l'avons rêvé ? C'est ce qu'on appelle le destin des nations. Elles se font des illusions...
Ma place est dans le confessionnal où je ne suis qu’un instrument adapté au cadre stable et délimité du sacrement de pénitence qui est pour chacun de ceux qui s’y présentent un périple spirituel intime et un acte de volonté qui n’ont nullement dépendu de moi. Rien de plus simple. J’écoute, j’aide aux travaux de déblaiement, je parle de miséricorde, j’encourage et j’absous. Il n’est rien d’autre que je m’autorise à dire, sauf à préciser, avant de refermer le guichet, que ce n'est pas moi qui absous, mais Dieu, si la contrition est sincère. Vous savez toute cela mieux que moi….