Qu'aurait-il dit d'une petite fille noire, et qui parle hébreu de surcroît ? Il m'aurait vue comme une salissure, une bâtarde, à ses yeux j'aurais sali l'honneur de la famille. Il ne fait aucun doute que mon grand-père m'aurait tuée.
J'ai essayé de donner à mes fils tout ce dont j'avais été privée pendant tant d'années: de la chaleur, de la sécurité. Une certaine normalité.
Ce que je veux leur donner de plus important, aujourd'hui, c'est une solide confiance en eux. Je ne veux pas qu'ils soient contraints de se construire au fil d'interminables heures de thérapie, comme je l'ai fait moi.
Un grand nombre de descendants de nazis n'ont jamais réussi à se libérer de l'image de leurs pères.
Il existe différentes manières de se dissocier de son père. Karl-Otto Saur, le fils du confident homonyme d'Albert Speer au ministère des Armements de la production de guerre du Reich, porta toujours les cheveux mi-longs - en souvenir de la nuque impeccablement rasée du père.
Monika Göth étudia l'hébreu ancien.
Bettina Göring vit aujourd'hui au Nouveau-Mexique. Elle ne s'exprime plus qu'en anglais et porte le nom de son ex-mari.
Je comprends qu'elle ne veuille plus s'appeler "Göring" mais sa décision de se faire stériliser s'appuie sur un postulat erroné. Il n'y a pas de gène nazi.
Le docteur Bründl, un homme d'un certain âge vêtu d'un costume noir et portant une barbe grise, a déjà suivi d'autres petits-enfants de criminels nazis dans son cabinet, situé dans un immeuble de Munich: "La violence et la brutalité laissent souvent des traces profondes chez les générations qui suivent. Ce qui les rend malades, ce ne sont pas tant les crimes eux-mêmes que le silence qui les a entourés. Cette néfaste conjuration du silence que l'on observe chez certaines familles de criminels et qui se prolonge souvent sur plusieurs générations."
Je l'ai vu en Israël, chez des victimes de l'Holocauste: ils s'étaient enterrés vivants dans leur douleur et transmettaient leurs peurs à la génération d'après.
Le traumatisme que l'enfant d'une victime de l'Holocauste subit est tout autre que celui que vit un enfant de criminel, mais la transmission fonctionne de manière similaire.
Lorsque Jennifer Teege parle de sa grand-mère, sa voix faiblit, ses yeux brillent. Entre rejet et affection, entre accusation et défense, elle semble hésiter. Ce sujet la travaille.
« Je ne savais rien de tout cela. » Cette phrase, Ruth Irene Kalder l’a répétée souvent, après la guerre. Cette phrase a scandé la jeunesse d’un nombre incalculable d’Allemands. Leurs parents, leurs grands-parents prétendaient n’avoir jamais rien su du massacre d’innombrables vies humaines – quant aux enfants et petits-enfants, ils ne savaient pas s’ils pouvaient, s’ils devaient les croire.
Tout le monde ne parlait que de ce film sur l’Holocauste réalisé par Steven Spielberg. Je ne l’ai visionné que plus tard, à la télévision israélienne, seule dans ma chambre, dans l’appartement en colocation où je vivais, rue Engel, à Tel-Aviv. Je me rappelle parfaitement ne l’avoir pas trouvé très bon. Vers la fin, il devient kitsch, trop hollywoodien.
La Liste de Schindler n’était pour moi qu’un film, qui n’avait rien à voir avec mon histoire.
Pourquoi personne ne m’a dit la vérité ? Est-ce qu’on m’a donc menti pendant toutes ces années ?
Sur le papier, j’étais désormais une Sieber. Sur mes cahiers d’école de CM1, j’inscrivais un autre nom qu’en CP. Ma mère, pourtant, continuait d’être ma mère.
Mes parents adoptifs se disaient qu’il valait mieux me traiter comme si j’étais réellement leur fille. Faire comme si j’avais toujours été là.
Mais notre histoire commune avait commencé quand j’avais trois ans. Je suis arrivée chez eux en tant que Göth, et ils m’ont accueillie en tant que Sieber.
Près d’un an s’est écoulé depuis la découverte du livre sur ma mère, à la bibliothèque. Depuis, j’ai lu tout ce que j’ai pu trouver sur mon grand-père et sur la période nazie. Son souvenir me poursuit, je pense à lui sans interruption. Est-ce que je le vois comme un grand-père ou comme une figure historique ? Pour moi, il est deux : le commandant de Płaszów Amon Göth et mon grand-père.
Amon Göth fut extradé vers la Pologne en même temps que Rudolf Höss, l’ancien commandant du camp de concentration d’Auschwitz. Ils arrivèrent tous deux à la gare centrale de Cracovie le 30 juillet 1946. Une foule en colère les y attendait. Mais ce n’est pas sur Rudolf Höss, l’homme qui fit gazer des centaines de milliers de Juifs, que la foule en rage se précipita. C’est Amon Göth qu’elle voulait lyncher, « le boucher de Płaszów ».