Je ne suis plus moi, tu le vois bien.
— Arrête de dire des bêtises. Tu as vieilli, c’est tout ! Et tu t’es bonifiée avec l’âge. Quand je t’ai rencontrée, tu n’étais qu’une pseudo artiste bourrée d’illusions !
Je relevai vivement la tête pour le regarder dans les yeux, mais ne dis rien. Il était sérieux. Il aimait la femme effacée que j’étais devenue. Le problème, c’était que cette femme, ce n’était pas moi. Je commençais à en prendre conscience, à me réveiller. Une partie de moi se demandait si David m’aimerait toujours si je changeais. Si je l’aimerais toujours.
L’estomac noué, je repris la parole.
Mon esprit fonctionnait à cent à l’heure. D’abord des larmes, puis ça… Décidément, ça faisait beaucoup pour quelqu’un dont je n’avais jamais entendu parler. Je relevai les yeux vers lui. Il avait sans doute suivi mon regard, car il avait l’air gêné. Je pris une gorgée de thé pour me donner de la contenance. La curiosité était trop forte. Il fallait que je lui pose la question. — Ça ne me regarde peut-être pas, mais… pourquoi est-ce que tu as une photo de Rose ? lui demandai-je. J’étais assez fière de ne pas avoir bafouillé. Dans mon cerveau, c’était la panique à bord. Carlos haussa un sourcil interrogateur. Ma question le laissait visiblement perplexe. — Elle ne te l’a pas dit ? Il avait l’air sincèrement étonné. Je secouai la tête tandis qu’il soupirait. — Non, en fait, ça ne m’étonne pas qu’elle ne t’en ait pas parlé. Après tout…
« Emma, » commençait la lettre. Pas de date, pas de lieu.
Emma, Si tu lis cette lettre aujourd’hui, alors, je suis probablement morte. Mon Dieu, je n’arrive pas à croire que j’ai écrit ça ! On dirait une réplique tirée d’un mauvais film de science-fiction. Ou de Supernatural. Sauf que pour moi, c’est définitif. Bref. Crois-le ou non, j’ai recommencé cette lettre des dizaines de fois. Ce n’est pas facile d’écrire pour « quand on ne sera plus là. » C’est un peu surréaliste. Lorsqu’on m’a annoncé que je souffrais d’un cancer, je n’ai pas voulu y croire. J’ai passé les premières semaines dans le déni le plus total. C’est pour ça que je ne t’en ai pas parlé tout de suite. Si je ne te disais rien, alors ce n’était pas vrai. C’est idiot, je sais. Et ça n’a jamais fait avancer l’histoire. Je crois surtout que j’avais peur. Je ne voulais pas que les premiers mots que tu entendrais de ma part depuis des années soient « je suis malade. » J’étais fière et je ne voulais pas de ta pitié. Tu te rends compte à quel point j’étais arrogante ? Et puis… j’ai commencé à comprendre que c’était sérieux et que je ne guérirai pas. Je me suis mise à réfléchir. À regretter. J’ai parcouru les vieux albums que maman garde dans son affreuse armoire en acajou et des tas de merveilleux souvenirs me sont revenus. Je me suis souvenue de notre enfance, de notre adolescence, et de t’avoir vue grandir très vite, trop vite et partir loin de moi. Et surtout, je me suis rappelé des projets que nous avions faits et que nous n’avons jamais eu l’occasion de réaliser. Tu vas me dire qu’on était des gamines, à ce moment-là, que tu n’étais pas encore en couple et que moi, j’étais une étudiante ratée, rondouillette, qui préférait le cosplay aux soirées étudiantes… Ce n’est pas faux. Entre-temps, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts et… il s’est passé ce qui s’est passé.
Je secouai la tête. Ça ne servait à rien de ruminer, ou de culpabiliser. Quoi que je fasse, ça ne me rendrait pas ma grande sœur. Il n’y avait rien de plus terrible que de perdre un membre de sa famille. Que de perdre celle avec qui l’on avait grandi. Et le pire, dans tout ça, c’était de l’avoir appris trop tard, bien trop tard. J’avais à peine eu le temps de comprendre ce qui se passait qu’il avait fallu lui dire au revoir. Une partie de moi était en colère, leur en voulait, à mes parents et elle, de m’avoir laissée dans l’ombre. Ils m’avaient tous trois refusé le droit de profiter de ses derniers jours, de ses dernières semaines sur Terre.
Les ronflements de mon voisin ressemblaient au doux bruit d’une tronçonneuse et, pour couronner le tout, il avait la bouche grande ouverte. Le son et l’image. Cela ne m’empêchait pas de dormir, vu que je n’y parvenais jamais en avion, mais impossible de me concentrer sur mon film. Avec un soupir, j’éteignis l’écran et retirai le casque. De toute façon, j’avais trop de choses en tête. Ma boule à l’estomac et la fatigue ajoutaient à ma nervosité. Comme la cabine était plongée dans le noir, la seule source de lumière provenait des écrans et des postes d’hôtesse, derrière les rideaux tirés. La majorité des passagers s’étaient assoupis et je les enviais. Moi aussi, j’aurais voulu sombrer dans l’oubli pour arrêter de penser à ma vie pendant quelques heures.
Malgré mon agacement, je ne pouvais pas m’empêcher de l’admirer encore de la tête aux pieds, cette fois, côté face. Je ne m’en lassais pas. Ses épaules étaient larges, ses bras puissants, et il avait des abdominaux à se damner. Quand je le voyais ainsi, une folle envie de le toucher me prenait. C’était d’ailleurs comme ça que notre relation avait commencé. Parce qu’il m’avait éblouie. Les premières semaines, nous les avions passées au lit. Et Dieu, que ça avait été mémorable ! Ce souvenir me fit rougir de plaisir, mais pas seulement… David s’en était sûrement rendu compte, car il s’était approché de moi avec la grâce d’un prédateur. Ses pupilles étaient dilatées et un sourire arrogant étirait ses lèvres.
Après avoir effectué ma réservation, la jeune femme m’expliqua comment me rendre jusqu’à mon hôtel. Comme j’étais perdue, elle alla même jusqu’à me montrer comment acheter mes billets de train à la borne automatique. Gênée de me faire assister de cette manière, je tentai de la remercier en lui offrant un pourboire, mais elle refusa à coup de grands gestes et de révérences. En me dirigeant vers la gare qui se trouvait dans le sous-sol de l’aéroport, je passai devant une grande baie vitrée. Je me figeai. Je crus d’abord que mes yeux me jouaient des tours, puis je compris que ce n’était pas le cas. À travers la vitre, on pouvait voir une montagne majestueuse et conique recouverte de neige. Un volcan.
Je ne sais pas si j’aurais eu le courage de le repousser si j’avais été seule. Je l’aime, tu vois. Mais, justement, je l’aime trop pour qu’il me voie dans cet état. Je veux qu’il garde un souvenir joyeux de moi et qu’il refasse sa vie, qu’il soit de nouveau heureux, avec quelqu’un d’autre. Le simple fait d’écrire ces mots me déchire le cœur, mais je sais que c’est mieux ainsi.
Retirant mes chaussures, j’enfonçai les orteils dans les grains de sable chauds et rugueux. Presque brûlants. Je fis quelques pas ainsi, au hasard, les jambes lourdes. Mes yeux ensommeillés se posèrent sur l’horizon. J’imaginais Rose, debout à côté de moi. Je pouvais presque sentir sa présence douce-amère. Douce parce qu’elle me réconfortait. Amère, parce que je savais que ce n’était que le fruit de mon imagination. Rose n’était pas là. Elle ne le serait plus jamais. Toutefois, grâce à elle, moi, je l’étais. Le ciel que je voyais n’était pas le même que celui auquel j’étais habituée. Il était plus haut, plus bleu. Le soleil aussi était différent. Plus chaud, plus dangereux. Quant aux animaux du refuge, je n’aurais jamais pu les voir ailleurs qu’ici. Du moins, ça n’aurait pas été la même chose. Alors, j’étais reconnaissante à Rose de me permettre de voir tout ça.
J’imaginais Rose, debout à côté de moi. Je pouvais presque sentir sa présence douce-amère. Douce parce qu’elle me réconfortait. Amère, parce que je savais que ce n’était que le fruit de mon imagination. Rose n’était pas là. Elle ne le serait plus jamais.
Toutefois, grâce à elle, moi, je l’étais. Le ciel que je voyais n’était pas le même que celui auquel j’étais habitué. Il était plus haut, plus bleu. Le soleil aussi était différent. Plus chaud, plus dangereux.