Laurence Bertels, "La solitude du papillon".
Certaines personnes vous portent, décèlent le meilleur en vous, là où d'autres décèlent les failles. Cédric n'attirait pas les sympathies. Il traversait son existence sans créer de remous. Et s'en accommodait.
Quelle détresse! Cédric se demanda comment la jeune femme qui avait écrit ces mots pouvait être la grand-mère digne, parfois dure, qu'il avait connue. Jamais il ne l'avait imaginée vulnérable. Il découvrait, en lisant ces lignes, une autre femme, une étrangère, et imaginait la peine qu'elle avait dû faire à son grand-père. Il lui en voulait. Il l'enviait aussi d'avoir vécu cette histoire, d'avoir connu une telle rencontre, lui qui était toujours resté au bord du chemin.
Cédric avait vite appris à enfouir ses sentiments et, lorsqu'il essayait aujourd'hui de respirer avec plus d'aise, il n'y arrivait pas. Il scruta l'horizon, observa les nuances de gris, de vert et d'argenté qui coloraient la houle. Il regarda l'infini du mouvement, le chevauchement d'une vague sur l'autre, leur lointaine douceur avant qu'elles se fracassent sur les rochers. Il aimait cet éternel recommencement qui le berçait, le lavait, l'endormait après l'avoir angoissé. Regarder. Ne rien faire. Laisser place au néant. Et ce souvenir. Prendre le temps de comprendre l'histoire de ses grands-parents qu'on ne lui raconta que par bribes.
Cédric ne savait pas qui était Sarah Bernhardt, se demandait à quel siècle elle avait vécu, mais son grand-père racontait avec tant de conviction qu’il avait l’impression d’avoir participé à ces fêtes d’été et croyait, chaque fois qu’il marchait vers le phare de la pointe, qu’elle allait en sortir, entourée de sa ménagerie. Il entendait alors le froufrou de sa robe à crinoline et le rire de ses petites-filles à l’arrivée du bateau. Il n’osait pas demander à Jacques Le Garrec qui était cette dame, mais lorsqu’on lui en parla au lycée, il prit conscience de son ignorance, emprunta des livres à la bibliothèque et observa la photo en noir et blanc, grise tant elle était passée, où l’on voyait ce monde endimanché déjeuner sur l’herbe.
Il avait choisi ce métier sans conviction. Il n’était pas passionné, mais on le disait fiable et rigoureux. Dès qu’il arrivait à Saint-Pierre, il oubliait ses obligations, retrouvait une certaine spontanéité, une part enfouie de sa personnalité. Les brides se relâchaient. La sauvagerie de la presqu’île le fouettait. Au point, parfois, de réveiller une sexualité dont la brutalité le surprenait. Fanchon, il est vrai, n’y était pas pour rien. Chaque fois qu’il croisait cette femme de pêcheur au village et qu’elle lui adressait la parole avec une attention à laquelle il n’avait jamais été habitué, il se sentait troublé. Il émanait de cette femme, un peu trop forte et familière, une sensualité réelle. Elle aimait l’amour, Cédric en était certain. Il se demandait si tous les hommes pensaient comme lui.
Il était la mémoire du village. Il savait les histoires des uns et des autres, mais n’était pas bavard. Voilà pourquoi les gens se confiaient à lui. Il connaissait leurs lâchetés, tromperies, souffrances ou actes de bravoure, mais ne disait rien. Parfois, lorsqu’il le fallait vraiment, sa langue se déliait. Je ne compte plus le nombre d’énigmes qu’il m’a aidé à résoudre au long de ma carrière. Parce qu’il disposait d’éléments précieux pour faire avancer l’enquête ou parce que la logique de son raisonnement me permettait d’y voir clair. Il en connaissait un brin sur la nature humaine. Après cinquante ans de notariat, il avait tout vu et entendu. Il n’aimait pas que je vienne en uniforme. Et surtout pas armé.
L’activité des notaires ne s’arrêtait pas à l’heure de la fermeture des études. Ils devaient assurer une vie mondaine, continuer à travailler au golf, au yacht-club ou dans les cocktails. La plupart d’entre eux, en tout cas. Son grand-père n’était pas de ceux-là. Il était du genre bourru, mais franc, et ses clients appréciaient sa simplicité. Il n’avait plus rien à prouver ni à gagner, sinon du temps pour se consacrer à ses centres d’intérêt. À la fin de sa carrière, moins il avait de clients, plus il était heureux. À se demander parfois s’il ne les rudoyait pas pour mieux se débarrasser d’eux. Seuls échappaient à ce traitement ceux pour qui, au fil du temps, il était devenu un ami, un confident, un sage.
On redoute un malheur toute une vie et, lorsqu'il arrive, on se sent presque soulagé.
Son grand-père était serein, rajeuni. Il ne lui avait pas connu cet air apaisé. Il n’avait jamais vu un mort, sauf son chien, un boxer, qui avait grandi avec lui. Mais un homme, non, jamais. Il s’approcha, embrassa le front du défunt, lui ferma les yeux et prit sa main dans la sienne. Elle était tiède. Il ne voulait pas qu’on l’emmène. On l’installerait dans sa chambre. Les voisins et amis pourraient venir lui rendre hommage à la maison, qui jamais n’avait aussi bien porté son nom. Kenavo. Au revoir, en breton.
Il avait perdu depuis longtemps ses illusions quant à la nature humaine, et pourtant il avait, toute sa vie durant, essayé d’arrondir les angles, de réconcilier les familles brisées tant il mesurait l’ampleur des dégâts collatéraux des disputes ancestrales qui nourrissaient souvent une haine dévorante alors que les coupables avaient quitté ce monde depuis longtemps. Les enfants portaient le poids du passé, voulaient réparer l’irréparable ou prenaient à cœur des sujets qui ne les concernaient pas.