En fait, l'histoire d'une détention est toujours l'histoire d'une souffrance, qui crée des problèmes moraux nouveaux ou éclaire d'une lumière nouvelle les anciens problèmes moraux.
Et c'est là que se trouve la difficulté de décrire ce que l'on a vécu dans ces moments-là, de là que vient l'inadéquation de toute expression à la tension et au "climat" atteints quand l'âme souffre, parce que la vision de ces zones et l'intuition de ce pathos ne peuvent pas nous être fournies par les faits- qui sont toujours "bruts", comme sont muettes les paroles qui tentent en vain de les raconter-, mais seulement par un certain élan et une sensibilité d'ordre sentimental et humain.
Je dois dire que mon esprit réagit avec une remarquable rapidité à ce passage à tabac, et aux plus terribles que je subis par la suite. Dès les premiers moments, j'avais appris à relâcher mes articulations pour que les coups s'amortissent sur un fond élastique, atténuant ainsi ma douleur. J'appris aussi à simuler des évanouissements qui me procuraient quelques moments de répit, parce que ces messieurs ne s'amusaient plus à me frapper quand il voyait que je ne souffrais pas.
D'autre part, rien ne fait autant fulminer celui qui interroge que le mutisme de celui qu'il interroge, et j'avais tout intérêt à ce qu'autour de moi l'ambiance ne devienne pas plus bestiale qu'elle ne l'était déjà, par définition et par nature.
Je n'étais plus un homme mais un déchet. Mon corps n'était plus qu'un poids pour moi. Ma vie brisée, l'avenir brouillé. Je n'étais que volonté, volonté farouche de ne pas céder, de ne pas parler.
Je compris que mon heure était venue. Il n’y avait plus rien à faire. Toute résistance était inutile. Physiquement, Spiotta m’avait vaincu, mais je ne sentis jamais grandir ma force morale comme alors et, devrais-je dire, jamais comme alors je ne fus plus proche de l’état de pur esprit.
Je planais déjà au-dessus de la scène répugnante que j’avais sous les yeux : cet homme torve, ivre de volupté à l’idée de m’arracher le secret que je gardais ; j’avais déjà dépassé la phase des passions et des sentiments humains les plus naturels.
À ce moment-là, dans tout mon être ne parla plus que « le devoir ». Que gagnerais-je à tergiverser ? Qu’espérer de plus ? J’étais toujours le plus fort parce que, sous peu, je pourrais m’élever jusqu’à une sphère où la méchanceté des hommes ne m’atteindrait pas, et Spiotta pourrait blasphémer sur mon corps inerte, en tentant vainement d’arracher à mes lèvres muettes la confession si passionnément désirée.
Les derniers moments de l’interrogatoire trouvèrent un accusé étrangement serein, avec un sourire moqueur sur les lèvres et une grande paix dans le cœur.
Cette fois,je fus attaché sur la chaise du bon côté;tandis que l'un me tenait la tête renversée en arrière, un autre m'introduisit dans la gorge un chiffon trempé de je ne sais quelle substance,le poussant le plus loin possible avec un bâton et le troisième me versait l'eau d'un broc directement dans le nez.
L'un d'eux un gardien alla même chercher pour moi un petit verre avec quelque chose de fort et me le tendit. Je détournai la tête. Il comprît, n'en but que la moitié sous mes yeux et approcha de nouveau le verre de mes lèvres. Alors seulement j'avalai, et je repris progressivement des forces.
D'autre part, je suis tout à fait convaincu que mon sacrifice n'est que le grain de sable d'un désert, et que mon aventure ne représente rien d'autre que les souffrances d'un homme parmi le sacrifice et les souffrances d'une multitude d'hommes qui, comme lui et plus que lui, ont lutté et payé, et dont les meilleurs ne sont plus en état aujourd'hui d'écrire la moindre histoire.
Je ne connus pas le désespoir, mais un profond découragement, ça oui. Bien que je ne me sois jamais fait d’illusions sur la vie, bien que les précédentes expériences se soient déjà révélées particulièrement dures, je ne pensais pas que la férocité humaine pût aller jusque-là.
Ce fut alors que j’éprouvai un grand désir de mourir, de sortir de ce cauchemar, de ne plus souffrir. Et jamais la mort ne me parut, autant qu’à ce moment-là, la « grande libératrice » chantée par tous les poètes de la douleur de tous les temps.