Citations de M. L. Stedman (344)
- Et être papa ? C'est comment ? demande Bluey.
- C'est comme ça.
- Non, dis-moi, c'est une vraie question, mon vieux.
Le visage de Tom se fit sérieux.
- Rien ne peut t'y préparer. Tu n'imagines pas à quel point un bébé peut percer tes défenses, Bluey. A quel point il peut aller jusqu'au fond de toi.
Ce soir-là, quand Tom vérifia le manchon à incandescence, ce fut au son des notes bien régulières de Bach qui escaladaient les marches du phare pour résonner dans toute la salle de la lanterne. Tout comme le mercure qui contribuait à la rotation de la lumière, Isabel était... un mystère. Capable de soigner comme d'empoisonner; capable de porter tout le poids de la lumière mais aussi de la diffracter en un millier de particules impossibles à attraper, s'égaillant dans toutes les directions.
Parfois, quand il se réveille à côté d'Isabel, il lui arrive d'être surpris, et soulagé, qu'elle ne soit pas morte. Il guette avec soin sa respiration, juste pour être sûr. Puis, il pose la main sur le dos de sa femme et fait siens la douceur de sa peau, les légers mouvements de son corps endormi. C'est le plus grand miracle auquel il lui ait été donné d'assister.
Elle lui raconta la fois où elle était tombée d'un arbre et s'était cassé le bras, le jour où elle et ses frères avaient peint des taches rouges sur les chèvres de Mme Mewett avant de frapper à sa porte pour lui annoncer qu'elles avaient contracté la rougeole. Elle lui parla avec délicatesse, marquant de nombreuses pauses, de leurs morts dans la Somme, et elle se demandait comment elle allait réussir à faire à nouveau sourire ses parents.
Bien sûr, la perte d'enfants avait toujours été dans l'ordre naturel des choses. Rien n'avait jamais garanti que la conception aboutirait à la naissance d'un enfant vivant, ni que la naissance engendrerait une vie d'une longévité décente. La nature n'autorisait que les forts et les chanceux à profiter de ce paradis.
« Izz, j’ai appris à la dure que, pour avoir un avenir quelconque, on doit abandonner tout espoir de jamais changer son passé. »
Les Addicott vivaient dans une maison qui, si elle n’avait pas été protégée par quelques mètres d’herbes de dunes, aurait trempé ses orteils dans l’océan. Les huisseries et les briques étaient bien entretenues par Ralph, et Hilda réussissait à faire pousser un petit jardin dans le sol sableux, derrière la maison : des zinnias et des dahlias, aux robes aussi vives que des tutus de danseuses, bordaient une allée menant à une petite volière où gazouillaient gaiement des passereaux, au grand étonnement des oiseaux indigènes.
Elle tomba à genoux dans l’herbe et éclata en sanglots, tandis que le souvenir d’une conversation avec Frank se faisait peu à peu jour dans sa conscience.
« Mais comment ? Comment fais-tu pour surmonter ça, mon chéri ? lui avait-elle demandé. Tu as enduré tellement d’épreuves, mais tu es toujours content. Comment fais-tu ?
– J’ai choisi de l’être, avait-il répond. Je peux laisser ruiner mon passé, consacrer mon temps à haïr les gens pour ce qu’ils m’ont fait, comme mon père l’a fait, ou je peux pardonner et oublier.
– Mais ce n’est pas si facile. »
Il avait souri, de son sourire de Frank.
« Oui, mais, trésor, c’est tellement moins fatigant. Il suffit de pardonner une fois. Tandis que la rancune, il faut l’entretenir à longueur de journée, et recommencer tous les jours. Il faudrait que je fasse une liste pour m’assurer que je hais bien tous ceux qui m’ont causé du tort. Non, avait-il ajouté, on a tous la possibilité de pardonner. »
(Ralph à Tom) « J’en ai vu de toutes les couleurs ; le bien et le mal, ça peut être comme deux foutus serpents : si emmêlés qu’on ne peut les différencier que lorsqu’on les a tués tous les deux et alors il est trop tard. »
À cette distance, Hannah n’est qu’une vue de l’esprit. Elle n’a ni corps ni existence, alors que Lucy… Isabel connaît chacune de ses expressions, chacun de ses cris. Elle a regardé ce miracle prendre forme jour après jour, comme un présent dont seul le passage du temps peut donner la mesure. Une personnalité est en train d’émerger, à mesure que la fillette s’empare des mots et qu’elle les maîtrise, qu’elle commence à pouvoir dire ce qu’elle ressent, qui elle est.
Bien sûr, la perte d'enfants avait toujours été dans l'ordre naturel des choses. Rien n'avait jamais garanti que la conception aboutirait à la naissance d'un enfant vivant, ni que la naissance engendrerait une vie d'une longévité décente. [...] Les cimetières, également, racontaient les histoires de ces bébés, dont les voix, à cause d'une morsure de serpent, d'une fièvre, ou d'une chute de chariot, avaient fini par céder aux supplications de leurs mères : "Chut, chut, mon tout petit."
[...]
Mais, à partir de 1915, les mensonges commencèrent. Des garçons et des hommes, de tout le district, moururent par dizaines et pourtant les cimetières se turent.
Pendant longtemps, les gens conservèrent l'expression stupéfaite des joueurs participant à un jeu dont les règles auraient soudain changé. Ils firent de leur mieux pour tirer réconfort du fait que, après tout, ces garçons n'étaient pas morts en vain : ils avaient participé à un magnifique combat pour le bien. Et il y eu même des moments où ils parvenaient à y croire et à ravaler le cri aussi strident et désespéré que celui d'une mère oiseau qui cherche à se frayer un chemin de force hors de leur gosier.
Les années rongent le sens des choses jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un passé blanc comme l'os, dépourvu de tout sentiment et de tout sens.
"Tu as enduré tellement d'épreuves mais tu es toujours content. Comment fais-tu ?
- J'ai choisi de l'être, avait-il répondu. Je peux laisser ruiner mon passé, consacrer mon temps à haïr les gens pour ce qu'ils m'ont fait, [...] ou je peux pardonner et oublier.
- Mais ce n'est pas si facile."
[...]
"Oui, mais, trésor, c'est tellement moins fatigant."
La pluie tombe lourdement et, au loin, le tonnerre grogne parce que les éclairs ne l'attendent pas.
C'est la chose la plus naturelle du monde, pour une femme, de vouloir un bébé. Son Irène aurait fait n'importe quoi pour récupérer son Billy. N'importe quoi. Comme tous les parents quand leurs enfants sont en danger. Alors, il n'y a plus ni règles ni lois qui comptent.
Un phare, ça fonctionne pour les autres ; il est impuissant à éclairer l'espace le plus proche de lui.
[Elle] dirigea plutôt son regard vers un groupe de baleines qui remontaient la côte pour mettre bas dans des eaux plus chaudes ; elles refaisaient surface de temps à autre à la faveur de grands coups de queue telle une aiguille ondulant dans une tapisserie.
Ne jamais penser à long terme : se concentrer sur l'heure à venir, et peut-être la suivante. Le reste n'est que pure spéculation.
Elle savait que quand une femme perdait son mari, il y avait un mot tout nouveau pour la définir, elle était dorénavant veuve. Un mari devenait veuf. Mais si un parent perdait un enfant, il n'y a pas de mot spécifique pour ce chagrin.