M. L. Stedman

Bientôt, les jours se refermeront sur leurs existences, l'herbe poussera sur leurs tombes, jusqu'à ce que leur histoire se résume à quelques mots gravés sur une stèle que l'on ne vient jamais voir.

Les années rongent le sens des choses jusqu'à ce que ne reste plus qu'un passé blanc comme l'os, dépourvu de tout sentiment et de tout sens.

...une vingtaine d'années s'écoulèrent comme un tranquille rivière de campagne, creusant son lit au fil du temps.

"Tu es un homme difficile à cerner. Parfois, vivre avec toi, c'est comme être seul."

Les familles se rassemblent, au complet et en sécurité, comme à la fin de chaque journée. Et l'obscurité s'infiltre dans le ciel seconde après seconde, jusqu'au moment où les ombres ne tombent plus mais s'élèvent du sol pour remplir l'air. Les êtres humains se retirent dans leurs maisons et abandonnent la nuit aux créatures qui la peuplaient : criquets, chouettes, serpents. Un monde qui n'a pas changé depuis des centaines de millions d'années s'éveille et s'active, comme si la lumière du jour, les humains et les évolutions du paysage avaient été une illusion. Plus personne ne marche dans les rues.

Une fois qu'un enfant était entré dans votre coeur, il n'y avait plus de bien ou de mal qui tînt. Elle avait vu des femmes donner naissance à des enfants engendrés par des maris qu'elles détestaient, ou, pire encore, des hommes qui les avaient violées; et les femmes avaient aimé ces enfants d'un amour farouche, tout en haissant les géniteurs. Il n'y avait pas moyen de se défendre de l'amour qu'on portait à un enfant, Violet ne le savait que trop bien.

Les semaines qui suivirent le retour de Grace furent plus poignantes pour Hannah que celles qui avaient suivi sa perte, dans la mesure où elle était confrontée à des vérités qui, longtemps repoussées, ne pouvaient désormais plus être éludées. des années s'étaient écoulées entre-temps. Frank était mort. Quatre années de la vie de sa fille lui avaient été volées et ne lui seraient jamais rendues. Son enfant avait vécu sans elle : sans la moindre pensée pour elle. Avec une certaine honte, elle se rendit compte qu'elle se sentait trahie. Par un bébé.
Elle se souvint de la femme de Billy Wishart, pour qui la joie éprouvée au retour d'un mari qu'elle croyait mort dans la Somme s'était changée en désespoir. La victime des gaz qui lui revint était un étranger, tout autant à lui-même qu'à sa famille. (...)
Hannah pria pour avoir de la patience, de la force et de la compréhension. Chaque matin, elle demandait à Dieu de l'aider à tenir jusqu'à la fin de la journée.

Les questions la taraudent tandis que la lune se languit entre les branches au-dessus d'elle : qui est Tom, au fond ? Cet homme qu'elle croyait connaître si bien. Comment a-t-il pu commettre une telle trahison ? quel sens donner à leur vie commune, alors ? Et qui étaient ces âmes -mêlant le sang de Tom et le sien - qui ont échoué à trouver leur voie en elle vers l'existence ? Une pensée saute comme un lutin sur son épaule : à quoi bon demain ?

Qui était-il pour juger Isabel ? Elle avait atteint ses limites, c'était tout. Tout le monde avait les siennes. Tout le monde. En lui prenant Lucy, il l'avait conduite jusqu'à son point de non-retour.

Dans les zones d'ombre de son esprit, montait une sensation presque solide : un besoin très fort de punir; la furie de la créature sauvage privée de son petit. (...)
Au moment où les étoiles avaient pâli dans le ciel de l'aube, elle avait fini par s'en persuader : Tom méritait de souffrir pour ce qu'il avait fait. Et c'était lui qui lui avait tendu les armes.

Avoir perdu son enfant. Avoir vu Lucy terrifiée et désespérée d'être arrachée aux seules personnes qu'elle connaissait en ce monde : cela lui était déjà insupportable. Mais savoir que c'était arrivé à cause de son mari -l'homme qu'elle adorait., l'homme auquel elle avait donné sa vie-, c'était tout simplement impossible à comprendre. Il avait bien dit qu'il la protégerait, et pourtant il avait fait la chose la plus à même de la détruire.

Cela faisait deux ans que chaque mot, chaque silence de Tom était un mensonge. Et si elle n'avait pas remarqué cette tromperie, qu'avait-elle ignoré d'autre ? (...)
Un phare prévient du danger -il recommande aux gens de garder leurs distances. Elle s'était trompée en croyant que c'était un lieu sûr.

Il ne parvient pas à faire cohabiter le chagrin qu'il ressent pour ce qu'il a fait et le profond soulagement qui l'a envahi. Ces deux forces opposées créent une réaction inexplicable que domine une troisième force, plus puissante : la conscience d'avoir privé sa femme d'un enfant.

"On n'aime pas dire du mal de ses voisins, mais...enfin, il y a bien une raison si on a construit des asiles de fous, non ?"

Isabel travaillait dur. Le potager prospérait. La maisonnette était impeccable. Elle lavait et ravaudait les vêtements de Tom, et lui cuisinait les plats qu'il aimait. Lucy grandissait. Le phare fonctionnait bien. Le temps passait.

Elle avait souvent imaginé le voyage de ce piano jusqu'à l'Australie, les autres vies qu'il aurait pu connaître -dans une maison anglaise, dans une école, ployant sous le fardeau de gammes imparfaites jouées par de petits doigts hésitants, ou mêmes encore la scène d'un théâtre. Et pourtant, à la suite des circonstances les plus improbables, sa destinée avait été de vivre sur cette île, la voix éraillée par la solitude et les intempéries.

Cette nuit-là, tandis que son esprit ressassait des souvenirs liés à son père, la tempête faisait rage autour du phare, rendant Tom sourd à tout autre réalité. Le rendant sourd aux cris d'Isabel, qui l'appelait à l'aide.

-Oh ! moi, je souhaite plein de choses, tout le temps ! s'exclama-t-elle. je voudrais qu'il fasse beau pour le pique-nique du catéchisme. Je voudrais...Ne riez pas, je voudrais un bon mari et une maison pleine d'enfants. je voudrais entendre le fracas d'une balle de cricket qui brise une vitre et sentir l'odeur du ragoût dans la cuisine. Les filles entonneraient en choeur les chants de Noel et les garçons joueraient au football...Je n'imagine pas ma vie sans enfants, et vous ?

Des arbres hauts comme des cathédrales furent abattus à la scie à main afin de créer des pâturages; des routes étroites furent tracées à la force du poignet, centimètre après centimètre, par des gars à la peau pâle, aidés d'attelages de chevaux de traits, et c'est ainsi que cette terre, qui, jusque-là, n'avait jamais été marquée par l'homme, fut griffée, brûlée, cartographiée, mesurée, distribuée par lots, pour tous ceux qui souhaitaient tenter leur chance dans un hémisphère susceptible de leur apporter le désespoir, la mort, ou au contraire la fortune, au-delà de toutes leurs espérances.

Janus Rock, c'était deux cent cinquante hectares de verdure, avec de l'herbe juste suffisante pour nourrir quelques moutons, des chèvres et une poignée de poulets, et assez de bonne terre pour cultiver un potager rudimentaire.