Dans ce monde, on t’ordonne d’être toi-même et rien d'autre, et puis, lorsque finalement tu deviens toi-même, on te punit.
Je la trouvais belle, mais je ne l'aimais pas pour ça. Je crois que c'était l'inverse : je la trouvais belle car je l'aimais.
Je suis habituée à la solitude. Et je me débrouille bien dans ce domaine. C’est une compétence que je maîtrise. La solitude fait partie de moi – un puit infiniment profond, que rien ne saurait jamais combler.
Je suis née invisible.
Vraiment invisible. Pas juste timide, ou quelconque. Pas non plus façon super-héroïne : impossible d’activer ou de désactiver ce pouvoir.
La mère de Tess était obsédée par les apparences. Elle a mis sa fille au régimes dès l'âge de six ans. Lui a décoloré le duvet de la lèvre supérieure à neuf ans à peine. L'emmenait à des séance d'épilation définitive au laser à onze. L'habillait. Lui apprenait à se maquiller. À aspirer l'intérieur de ses joues pour les photos. Et ne manquait jamais d'émettre des commentaires, l'air de rien, sur son tour de taille. Je tenais tout ça du journal de Tess.
Comme si j'étais sa putain de poupée.
Pour elle, comme pour ma mère, le regard des autres était un fardeau.
Être écorchée, ou du moins l'idée que je m'en faisais. Être dépecée. Toute la peau, ôtée à la hâte. La laisser repousser et sentir qu'on la racle de nouveau. Doucement, cette fois. Et ainsi de suite. Ainsi de suite. C'était ça, être amoureuse.
Je la trouvais belle car je l’aimais
Elle a fixé le mot de longues minutes. L'a retourné pour regarder au verso. A effleuré chaque lettre du bout des doigts. Une caresse sur ma peau.
J’avais appris à connaître Tess comme un espion apprend à connaître quelqu’un. Comme une mouche sur un mur qui observe. Je l’avais regardée dormir. J’avais lu son journal. J’avais lorgné par-dessus son épaule quand elle le rédigeait, et suivi attentivement le stylo qui traçait les courbes de chaque lettre.
Voilà tout l’impact que j’avais dans ce monde. Si une voiture me renversait, personne ne verrait mon corps. Si je mourais, personne ne le saurait.
On est, par nature, des êtres tourmentés. On erre d’une maison à l’autre, de ville en ville. Nos séjours ont une durée limitée, les gens finissent par nous remarquer.
Je suis née invisible.
Vraiment invisible. Pas juste timide, ou quelconque. Pas non plus façon super-héroïne : impossible d’activer ou de désactiver ce pouvoir.