L'année charnière de Pénélope, confrontée à sa belle-famille, à un nouveau lycée et à des sentiments inconnus.
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Appeler "mon grand" un poney d'à peine 1,43 mètres ferré, c'est insultant. Elle se moque ou quoi ? Et puis je n'aime pas le ton copain-copine qu'elle emploie avec moi, on n'a pas brouté les pâquerettes ensemble, à ce que je sache ! Elle ne me plaît pas.
- Bienvenue chez toi mon mignon !
Elle ne va pas se taire, la pintade à queue de cheveux?
Je comprends enfin mon histoire boutonnée à l'envers. Ma mère la nomade, mon père toujours là pour moi. Il était le roc solide sur lequel je pouvais m'appuyer. Il était mon chauffeur, mon chasseur de bestioles avec trop de pattes, mon cuisinier, mon tisseur de bonheur, mon docteur, mon liseur d'histoires, mon paratonnerre.
On ne regarde jamais d'assez près ceux qu'on aime. On vit à leurs côtés sans être suffisamment attentifs, on s'imagine qu'ils seront là pour l'éternité et quand ce n'est plus le cas, on parvient à peine à se souvenir des détails. Leur manière de tourner la page d'un livre, d'éplucher une clémentine, d'enfiler un manteau, de défaire un papier cadeau, de lever la main pour dire au revoir, de s'endormir sur le canapé. Ces petites choses uniques qui n'appartiennent qu'à eux, on les a oubliées. Les a-t-on seulement observées ?
Il y a des gestes de rien du tout qui signifient beaucoup.
Tu ne peux pas empêcher l'oiseau de la tristesse de voler au-dessus de ta tête, mais tu peux lui interdire de faire son nid dans tes cheveux.
Quand on prête l'oreille, tout s'entend. Les silences parlent, chacun raconte une histoire personnelle.
Chez moi, les femmes ont perdu leurs couleurs et leurs regards sont fatigués. Elles sentent la sueur et la misère. L'eau, sans cesse coupée, est devenue tellement rare qu'on préfère la garder pour boire et cuisiner. Laver le linge et le corps est devenu un luxe. Les femmes ne sont plus que des silhouettes vagues, sans visage et sans chevelure, qui disparaissent sous les voiles noirs qu'elles sont contraintes de porter. Partout où il y a des mères, des sœurs ou des filles, des murs ont poussé. Devant chaque ouverture, des hommes ont mis des rideaux, des grillages ou des volets. Ajouté des paupières à leurs paupières et rétréci leur vue. Du monde, elles n'ont qu'une vision syncopée, faite de lignes brisées et d'images hachées. Je regarde, je m'emplis, je m'enflamme. Je dévore le corps des femmes. Si je pouvais, je me mettrais à genoux et je pleurerais. (p.146)
« Migrateurs », « migrants », les uns oiseaux, les autres humains... presque le même mot pour désigner ces voyageurs qui se croisent et passent d'un lieu à l'autre. Les premiers filent vers le sud, les seconds rejoignent le nord. Les uns volent, les autres se noient. La liberté a des ailes, l'homme des chaînes.
L'homme est une eau vive qui prend sa source en naissant. Durant l'enfance, il grandit, forcit, se transforme en torrent. Adolescent, il entre sous terre, se retranche en lui-même pour jaillir ensuite, splendide, tel un geyser. Puis, quand il a épanché les remous qui s'agitent en lui, qu'il a bien vécu, aimé, haï, construit, détruit et rebâti, il redevient rivière intarissable dans son lit et partage tout ce que transportent ses eaux paisibles.
Le bonheur n'est pas inné, il n'est pas donné. Les gens heureux le sont malgré tout, malgré les petits manteaux de douleur et les vertiges glacés à l'intérieur. Ils se baladent sans avoir peur de tomber dans le vide, croient en la vie, prennent la lumière dans leurs bras. Cueillent les instants choisis et en font une anthologie qu'ils relisent les jours gris.