Le nô et la scène du désir
Le code du spectacle ne se laisse pas déchiffrer d’emblée. La lenteur aussi surprend et exaspère - car le temps s’est encore alourdi au cours des siècles de tradition et ce que Zeami jouait andante en 1400, ses héritiers l’exécutent largo. Et surtout, rien ne se passe ! Aucun spectacle n’est moins dramatique. La scène n’offre plus « cette imitation d’une action » où Aristote voit l’essence du théâtre. L’intérêt n’est plus attaché à l’acte du héros et à la périphérie qui en altère le sens. Ce qui scande le cours du temps ici, ce n’est pas le « retournement du bonheur en infortune » mais le retour de l’infortuné.
Le nô est voué à l’inaction. Il n’imite pas, il évoque, il invoque. Tout à déjà été consommé - jadis. Sur l’estrade, ce n’est pas le présent qui se représente, mais le passé. Un être est là, halluciné - rêvé, rêvant -, qui répète non l’évènement mais sa trace. Au bord du néant, l’homme seul et son désir.
Donc un moine pèlerin fait par hasard étape en quelque lieu, lande, plage ou montagne, qu’il pressent hanté. Au crépuscule, il voit ou croit voir s’avancer, entre la vie et la mort, l’être masqué qui ne cesse de revenir, enchaîné aux symboles du site, roc, arbre, étang. Le désirant s’identifie peu à peu, jusqu’à la frénésie il se profère. Il traverse, hagard, la métamorphose. Armé d’impassibilité, de bienveillance et de prières, le pèlerin prononce enfin la conjuration. Il délie dans le néant l’âme asservie, il abolit le retour. Le lieu sera rendu, lorsque le jour se lève, à sa vacuité.
Vu de notre Occident, est-ce encore du théâtre ? Les catégories sont trompeuses à penser le nô. Il est en deçà, au-delà du partage qui différencie à nos yeux le drame et le lyrisme. Tout entier même articulé en mots, sons, danses. Chant de la douleur instante, de l’aveugle cicatrice insaisissable, il n’effectue rien que son énonciation, sans autre visée que de se dire. Parole poétique : insensée, inutile, innocente, où demeure sans partage l’être qui s’y voue. Du lieu de mystère que marquent les symboles, le poème s’est dégagé, suscitant son opérateur qui n’est doué d’aucune qualité, d’aucune intention, d’aucune réalité hors de ce qu’il produit. Nul acte, nul enjeu, nulle dialectique et pas d’autre point que le point final, éveil, anéantissement.
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Langage des mots, langage des sons et des bruits, langage des gestes : chaque ordre coopère à tout l’hymne. Est théâtre l’entrecroisement du sens dans la diversité réglée du sensible. Pur poème - théâtre pur - le nô est cette implication réciproque. Dire qu’il n’est que poème (désir parlant sans événement, retour au symbole sans agir), ce n’est pas dire qu’il puisse se réduire aux mots. Œuvre complexe unissant plusieurs langages diversement transparent aux nuances de sens qui joue dans leur différence : ce geste de la main, c’est la flûte qui va l’expliquer. Chaque registre a son code, lentement maîtrisé au cours des années d’apprentissage. Le nô est le code de ces codes, la grammaire générale qui fonde l’écriture et la lecture du désir faisant sens de toute matière qu’il investit.
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Le sensible est donc repris, élaboré, articulé. Il parvient jusqu’à nous réfracté d’un éther intelligible. Dans cet éther où réside les hôtes de l’estrade, les gestes, les propos sont raréfiés, plus intenses d’être mieux fermés. La chair du corps et du langage est pénétrée d’un souffle. Autour de chaque son, de chaque attitude règne une marge de vide et de silence où toute sensation devient notation en suspens. Rigoureuse économie du signifiant, seule capable de l’exalter. Le trait le plus succinct suffit, décisif. Plutôt que la métaphore centrifuge et forestière, le poème audible et visible choisit l’implosion métonymique. Discrétion, subtilité - et, mariée à l’extrême lenteur de l’énonciation, une surprenante agilité de l’énoncé. Rien qui souligne ou amplifie, aucune once de la lourdeur qui explique, exagère et déflore.
Ce sublimé volatil extrait de l’étoffe du réel crée l’impression d’un autre univers à l’horizon du monde naturel.
Le jardin japonais reproduit le microcosme où il s'insère, il émonde le paysage, il n'est constitué que de ses éléments les plus purs. Si la nature est une, chaque fragment l'évoque tout entière, l'arbre résume la forêt, une pierre la montagne. (...) Au Japon, les jardins sont une invitation à ne pas bouger.
Longtemps persista la coutume propitiatoire du pilier humain, hitobashira : pour se concilier les dieux du site, pour donner force vitale aux structures, on enterrait vives (pas de sang!) une ou plusieurs victimes dans les fondations des ponts, des digues, des châteaux. Récemment, on a retrouvé des squelettes sous les murs cyclopéens de la forteresse d'Edo, que les shogun Tokugawa construisirent au XVIIème siècle, devenue depuisMeiji le Palais impérial.
L'opinion publique resta toujours, comme au théâtre, sensible à la violence des gestes, effarée mais fascinée par ces discours que l'on déclame avec le sang, plus souvent avec le sang des autres.
On voit le secours que peut apporter un culte de l'art : la beauté soigne, apaise, guérit. A ciseler des phrases, on mérite pour soi-même l'estime qui est due à tout honnête artisan.
Ecrire, c'est rester dans le labyrinthe des images : l'être s'oublie, se dissout au courant des phrases, ni vrai ni faux, ni mort ni vif.