Citations de Maxime Rovere (208)
Quand nos interactions s’accélèrent, est-ce qu’on ne devrait pas tout simplement les ralentir ? Si l’on tenait cela pour une solution, on s’apercevrait vite que le fait d’étouffer nos élans et de bâillonner nos émotions soulève toujours plus de problèmes qu’il n’en résout. En général, il s’agit d’une violence sociale dont les effets sont en réalité catastrophiques, car la censure nuit infailliblement à ceux sur qui elle s’exerce, a fortiori lorsqu’ils l’exercent sur eux-mêmes, comme on peut le voir chez beaucoup de femmes qu’une longue tradition de silence conduit à s’enfermer dans la prison du repli, ou encore chez certains « subalternes » qui, à force de se taire, se retrouvent prisonniers de formes contemporaines d’esclavage.
Toute dispute constitue une crise pendant laquelle la relation souvent satisfaisante que nous entretenons avec celles et ceux que nous aimons devient soudain très insatisfaisante. Cette crise se signale par des échanges agressifs qui soulèvent rapidement des émotions incontrôlables.
Lorsque les conditions d’une cause sont trop fines et trop nombreuses pour être étudiées, on considère que ses effets sont littéralement imprévisibles, et l’usage des probabilités permet d’étudier le phénomène comme aléatoire sans se perdre dans le détail. Il suffira de considérer que cette cause peut produire différents effets selon les conditions initiales où elle s’exerce.
Depuis, on parle de l’« effet papillon » pour désigner l’absence de proportion entre les causes et leurs effets ; c’est le principe fondamental de la théorie du chaos, qui désigne la condition de systèmes où le déterminisme des causes ne s’exerce pas d’une manière nécessaire, comme dans les causalités classiques (où une cause produit un effet qui lui est proportionnel), mais de manière aléatoire, ce qui signifie que le rapport entre la cause et l’effet dépend d’aléas extérieurs à eux.
Comme on le verra, les notions issues de ces disciplines ne compliquent pas du tout l’étude de notre quotidien, au contraire, elles permettent d’éclairer simplement des expériences qui, sans elles, paraissent assez mystérieuses. Ainsi, lorsqu’une contrariété professionnelle nous chagrine dans l’après-midi, il est difficile d’empêcher qu’elle n’ait des effets le soir, sitôt qu’une chambre ou une vaisselle à ranger font déborder le vase.
Ne sommes-nous pas des êtres si extraordinairement complexes qu’aucune science, ni même la totalité de nos sciences, n’est encore parvenue à nous cerner ? Nous sommes susceptibles d’être étudiés par notre morphologie, notre physiologie, notre neurologie, notre chimie, notre psychologie, notre génétique, mais aussi du point de vue de mouvements historiques, sociologiques, linguistiques, symboliques, et ainsi de suite, à perte de vue.
L’idée que l’on puisse être « hypersensible » ou « pas assez sensible » fournit une variante à la culpabilisation de soi et des autres : elle consiste à refuser la dimension naturelle et logique des querelles en les situant en dehors d’une norme ou d’une moyenne où nous devrions toutes et tous nous situer. Mais enfin, comment peut-on se blâmer d’être « trop » sensible, alors que c’est par là que l’existence révèle tout son relief et que la beauté de la vie prend son sens ? Ne serait-il pas plus fécond de considérer que tous les individus humains sont sensibles, même s’ils ne le sont pas aux mêmes choses ?
N’importe quelle étincelle, même ridicule, peut mettre le feu aux poudres et engendrer les interactions négatives qui les définissent. Les mots prennent alors une tonalité dissonante, les gestes deviennent plus brusques, le ton plus sec… En peu de temps, quelques échanges de plus en plus irritants donnent forme à un tourbillon qui, s’il n’est pas étouffé, peut dégénérer en un fantastique ouragan.
Dans la vie quotidienne, cette décorrélation nous fait souvent penser que « c’est vraiment trop bête », que « ça n’aurait pas dû arriver », etc. Cette manière de déplorer les événements est un premier indice de bonne volonté. Pourtant, tant qu’elle reste confinée au registre des regrets et de la honte, elle nous diminue nous-mêmes et les autres avec nous. En nous apitoyant, nous cherchons surtout des coupables à blâmer et des victimes à consoler.
Les disputes les plus graves comme les plus superficielles peuvent naître de n’importe quoi. N’importe quelle étincelle, même ridicule, peut mettre le feu aux poudres et engendrer les interactions négatives qui les définissent. Les mots prennent alors une tonalité dissonante, les gestes deviennent plus brusques, le ton plus sec…
Les leçons de la vie ne réclament pas des élèves appliqués tirant la langue consciencieusement, montrant aux autres comme ils savent bien faire la paix, bien faire le deuil, bien faire le bien, etc. Le propos de l’éthique est tout autre. Il consiste à utiliser les mots les plus simples et les concepts les plus affûtés pour faire mouvoir la manière dont nos propres interactions s’organisent en nous, afin qu’elles agissent les unes sur les autres un peu différemment.
Pour lutter contre cette part d’ombre, beaucoup de donneurs de leçons aiment parler de vertus qu’ils décrivent en détail : l’écoute, l’ouverture, l’acceptation de l’autre, la patience, la douceur, la générosité, la bienveillance, etc. Ils finiraient par nous convaincre qu’on n’y avait jamais pensé. Mais, dans la vie quotidienne, les disputes surgissent principalement contre notre gré ; on s’y engage presque toujours à reculons. Dans ces conditions, à quoi bon nous faire honte de nos souffrances et de nos maladresses ? Est-ce qu’on acquiert des qualités en s’accusant de ses propres défauts ? Par contraste, mon intuition est la suivante : s’il se dit ou se fait des choses laides ou méchantes au cours d’une dispute, c’est parce que ces choses ne viennent pas exactement des individus.
Les querelles vraiment blessantes, celles qui laissent derrière elles les traces les plus profondes, viennent précisément des personnes avec lesquelles on vit l’intimité la plus intense. Plus on s’aime, mieux on se déchire.
La pratique de la philosophie permet d’éprouver par sa propre expérience que la bonne volonté, lorsqu’elle s’exprime comme une force en action et ne reste pas qu’un mot, nous donne une prise palpable sur la réalité – y compris sur nous-mêmes.
Lorsqu’elle y prend sa source, la discipline qu’on nomme « éthique » peut améliorer notre façon de naviguer à travers la vie de manière tangible, à condition de se garder des jeux d’esprit et des exercices littéraires. En faisant confiance à la manière dont notre intellect et notre sensibilité peuvent dialoguer l’un avec l’autre, nous pouvons avancer activement ensemble, malgré la diversité de nos expériences.
Les conflits font partie de la vie. Aucune relation entre des êtres humains ne pourrait se déployer indéfiniment sans rencontrer de turbulences. Pourtant, cela ne signifie pas que nous puissions nous satisfaire des souffrances que nous endurons, ni nous réjouir des peines que nous nous infligeons les uns aux autres, surtout quand on s’aime.
Le grand défi de nos disputes, l'un des plus grands défis en cette vie, n'est pas d'accepter ou de surmonter les différentes souffrances qui circulent entre nous; il s'agit plutôt de pardonner sans cesse à la souffrance elle-même, ainsi qu'à ses agents en nous et hors de nous, sans recourir aux transferts et aux rejets qui encombrent et entretiennent le tribunal moral. Ainsi dans les situations les plus pénibles, au lieu de nous cabrer et de refuser par tous les moyens les circonstances où l'on se trouve, il convient d'apprendre à défaire avec tact et patience l'entrelacs qui contribue à nous aveugler.
Voilà pourquoi l'étude des disputes ne peut en aucun cas se satisfaire de la "morale" habituelle : les conflits entre ceux qui s'aiment montrent combien nos propres actes peuvent nous surprendre et nous dépasser, autrement dit s'émanciper de nous et dépendre de tout autre chose. Si l'on veut espérer les comprendre, il convient de les aborder comme des interactions circulaires, dont les agents se trouvent parfois entièrement prisonniers.
Elle se produit souvent comme en plein paradis : là, au bord d'un paysage, au cours d'une promenade, lors d'un week-end, dans un repas de fête ou pendant un moment qu'on espérait privilégié... Voilà qu'on s'embrouille. Plus étrange qu'un tremblement de terre fissurant le sol, la dispute a surgi, laide, hirsute, inacceptable. Une révélation choc, une phrase qui dérange, une réponse qui dérape, un vieux conflit qui réparait, une attitude sempiternelle - bientôt les oiseaux ne chantent plus, le dessert n'a plus de goût, la promenade n'a plus de sens. Tout est gâché.
[ … ] jamais la certitude morale ne gagnera quoi que ce soit à vouloir déstabiliser la certitude mathématique. [ … ]
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