C'est une histoire compliquée que celle-ci et le lecteur croira peut-être que j'ai compilé Dieu seul sait quelles choses disparates, pourtant je garantis à chacun qu'il n'est ici question que d'une seule et même chose, ainsi qu'il en ressortira peut-être.
C'était bien avant la Première Guerre. Un dimanche matin, ma sublime mère entre chez moi en me disant qu'une très jolie demoiselle me demande.
Ma sublime mère ! Elle qui avait jusqu'à présent jeté dehors toutes les demoiselles, si tant est qu'il s'en présentât qui me cherchent. Qui à l'âge de trois ans déjà m'instruisait à la manière allemande en me disant : tu ne seras jamais amoureux, toi, j'espère. S'abêtir pour un joli minois...Un homme a d'autres devoirs en ce monde. - Et ainsi de suite : - Méfie-toi encore plus des jolies filles. Ce sont des saletés vaniteuses et égoïstes, oh ma petite ride, oh mon bonnet, - vraiment, as-tu besoin de ça ? Et à quoi est habitué ce genre de créatures ? à ce que tout le monde se mette à plat ventre devant elles, toi aussi, tu veux te mettre à plat ventre ?
Je le répète nous étions alors, Péter et moi, dans un amour fou. C'est à peine s'il est possible d'exprimer la nature de ce sentiment. D'ailleurs, je crois me rappeler que Bismarck a lui aussi dit quelque part qu'on ne peut aimer ainsi qu'un chien, les hommes, jamais. Et il avait raison. Avec les humains, il y a toujours un problème : la jalousie, la rancoeur, de trop grandes différences en ceci ou en cela...les relations humaines sont à la rigueur sur le mode du : et pourtant je l'aime. Péter et moi, en revanche, nous en étions au : je l'aime et c'est tout.
Retiens bien, petit, que c'est toujours la plus grande passion qui détermine quel tournant prendra ta vie. Moi, apparemment, la solitude et l'imagination sont mes plus grandes passions. C'est pour cela que je vis si seule. Il y en a qui aiment beaucoup l'argent, mais ils voient un jour une petite gourgandine de Boriska dans quelque cabaret, et cette Boriska va commencer à jeter par les fenêtres leur cher argent, et ils devront encore faire bonne figure... puisqu'ils disent qu'eux, ce n'est pas du succédané de café qu'ils veulent, mais de la vraie vie, pas comme moi.
Pour être plus précis, il semble que quiconque connaît bien la vie et y a bien réfléchi soit capable de rire aussi froidement, même si c'est à sa propre existence ou à sa propre mort qu'il pense.
"Je suis mort." Voilà la vraie résolution ! - décida le distingué psychanalyste. - Mais avant de mourir, imaginez que je reprends force une dernière fois et que j'en profite pour m'en aller. On m'a accordé un délai de plus: je vais vivre encore un peu quelque part, comme un étranger que le sort a laissé pour compte sur un rivage. Au fond, c'est sans doute cela la vraie vie. Oui, toute la vie d'ailleurs, n'est.ce pas cela ? ... S'agit-il vraiment d'autre chose que d'obtenir encore et encore de nouveaux délais ? ...
Dehors, des pigeons blancs descendaient sur les toits des maisons basses et ils remontaient effarouchés, un éclat de glace sur leurs ailes, avant de se poser près des girouettes et des tuyaux de cheminées, et leur envol blanchâtre dans ce grand crépuscule me rappela des rêves du passé depuis longtemps oubliés. Et il me semblait avoir déjà vu ces toits dans un temps où je n'avais pas encore vécu.
-Attention, attention, - me disais-je - personne n'est assez coriace pour supporter en permanence le mépris de soi !
Mais de quelque façon que j'essaie de diriger mon âme, elle repartait sans cesse, comme une bête rétive en direction de l'incertitude et d'un froid qui pétrifiait. Comme si elle voulait pencher du côté de la mort.
- Mais qu'est-ce que j'ai donc ?
"Oui je suis puéril, je le suis toujours, j'attends encore quelque chose, comme lorsque j'étais adolescent. Il est pourtant grand temps de me faire à l'idée que la vie se passe sans miracle. De me faire à l'idée qu'il faut être tenace et s'obstiner, même si rien ne doit s'accomplir : ni l'après-midi, ni à la fin de la journée. - Le soir venu, c'est comme un voyageur traversant le désert, accablé par la chaleur et la soif, que l'homme va prendre son repos et qu'il attend le lendemain, tenace et obstiné."
Ce fut le plus beau cours de ma vie. Complet, à la limite de la pédanterie, parfait. Ni si léger qu'il eût pu être qualifié de frivole, ni assez sec pour aller dans le sens de cette tendance de la vie à tout dessécher. J'avais été gai et élégant - et précis en outre.
Car comment réagit un professeur tout ce qu'il y a de plus sérieux lorsqu'il lui faut entendre des choses dont il n'a, au cours de toute une vie, jamais pu se faire la moindre idée ? Avec des formules avant tout.