Lundi 8 août 2022, dans le cadre du banquet du livre d'été « Demain la veille » qui s'est déroulé du 5 au 12 août 2022, Yannick Haenel tenait la conférence : L'amour, la littérature et la solitude.
Il sera question de cette attention extrême au langage qui engage notre existence. C'est-à-dire des moyens de retrouver, à travers l'expérience poétique de la solitude, une acuité, une justesse, un nouvel amour du langage. Écrire, lire, penser relèvent de cette endurance et de cette précision. C'est ce qui nous reste à une époque où le langage et la vérité des nuances qui l'anime sont sacrifiés. Écrire et publier à l'époque de ce sacrifice planétaire organisé pour amoindrir les corps parlants redevient un acte politique. Je parlerai de Giorgio Agamben, de Georges bataille, de László Krasznahorkai, de Lascaux et de Rothko. Je parlerai de poésie et d'économie, de dépense, de prodigalité, et de la gratuité qui vient.
+ Lire la suite
La route est recouverte de boue à perte d'horizon, l'horizon que camouflent les sombres taches de la forêt, la nuit tout en tombant dissout le solide, absorbe la couleur, fait frémir l'immobile, fige le mobile, la route ressemble à une chaloupe qui se balance avec mystère, échouée dans le marécage du monde. Aucun vol d'oiseaux ne vient déchirer le ciel alourdi, aucun animal ne vient par son cri, par son murmure égratigner le silence qui comme la brume crépusculaire se déverse au-dessus de la terre, seule une biche aux abois lève la tête puis --- comme aspirée par le marécage --- s'affaisse, prête à s'enfuir dans le vide. p 51-52
…un enfant ressent plus de choses qu’un adulte ne sait de choses, et un enfant sait plus de choses qu’il n’en ressent…..
"l'odeur du poids démesuré de la vacuité humaine, transportée jusqu'ici par des centaines de milliers de trains, l'odeur écoeurante de millions de volontés stériles, vides de sens, qui, depuis le haut de la passerelle semblait plus épouvantable encore"
Il avait la conviction que, même lorsqu'il le désirait, l'homme était incapable de dire la vérité, aussi la première version d'une histoire racontée n'avait-elle d'autre portée que celle-ci : "Il s'est peut-être passé quelque chose..." Pour connaître précisément l'histoire, il fallait, pensait-il, faire l'effort d'écouter chaque nouvelle version jusqu'à ce qu'il n'y ait plus qu'à attendre que la vérité à un moment - comme ça tout d'un coup - se révèle. À ce moment-là, les détails de l'histoire apparaissaient et ainsi - avec un effet rétroactif - il devenait possible de remettre dans l'ordre les éléments de la première version.
Il existe une relation forte entre les choses proches, une relation faible entre les choses distantes et entre les choses très éloignées, il n'y a plus aucune relation, et là, on touche au divin.
Kasser fit alors remarquer qu'il n'existait rien de plus beau qu'un coucher de soleil sur les montagnes et la mer, le coucher de soleil, ce merveilleux jeu de lumières dans le ciel s'assombrissant, cette somptueuse incarnation de la transition et de la permanence, la sublime tragédie, poursuivit Falke, de toute transition et de toute permanence, un spectacle grandiose, une merveilleuse fresque représentant quelque chose qui n'existait pas mais illustrait à sa façon l'évanescence, la finitude, la disparition, l'extinction, et l'entrée en scène solennelle des couleurs, intervint Kasser, cette époustouflante célébration du rouge, du lilas, du jaune, du brun, du bleu, du blanc, l'aspect démoniaque de ce ciel peint, c'était tout cela, tout cela, et bien d'autres choses encore, reprit Falke, car il fallait aussi évoquer les milliers de frissons que le spectacle évoquait chez celui qui le contemplait, l'émotion intense qui le saisissait immanquablement, un crépuscule, dit Kasser, incarnait la beauté emplie d'espoir des adieux, l'image éblouissante du départ, de l'éloignement, de l'entrée dans l'obscurité, mais aussi la promesse assurée du calme, du repos, et du sommeil imminent, c'était tout cela à la fois, et combien d'autres choses encore, remarqua Falke, oui, combien d'autres choses encore, renchérit Kasser (...) III, 6 Toute la Crète p 111
Il n’aimait personne et personne ne l’aimait, et cela lui convenait parfaitement, le respect était autre chose, cela allait de soi, découlait, hélas, de la bêtise humaine, contre laquelle il était impuissant, non pas qu’il s’en souciât, c’était le cadet de ses soucis, mais lorsqu’il y était confronté, il pouvait en souffrir terriblement……
La foi en un dénouement heureux ne reposait sur aucune base solide mais Mme Pflaum était tout simplement incapable de résister aux charmes trompeurs de l'optimisme [...]
Elle reconnaissait la précieuse valeur de ce genre d’occasion, quand un homme aux possibilités ma foi modestes — comme c’était le cas — promettait résolument de se surpasser. Elle ne prononça aucun mot, n’exigea aucune explication, ne le congédia pas, mais sans l’ombre d’une hésitation ôta langoureusement sa robe sous le feu des regards de plus en plus ardents, de plus en plus prometteurs de l’homme, jeta négligemment au sol ses sous-vêtements, passa sa baby doll, une nuisette jaune orangé finement transparente, le péché mignon du capitaine, et, comme obéissant à un ordre, elle s’installa, avec un sourire gêné, à quatre pattes sur le lit. Pendant ce temps, son « confident, ami, et associé » se débarrassa de son équipement, éteignit la lumière et, sans ôter ses lourdes bottes — et, conformément à son habitude, au cri de : « À l’assaut ! » —, il se jeta sur elle. Et Mme Eszter ne fut pas déçue : en quelques minutes, le capitaine réussit à balayer tous les mauvais souvenirs de la soirée,
Mme Eszter faisait partie de ceux que le printemps et surtout l’été rendaient malades, au sens strict du terme, de ceux pour qui la chaleur accablante, alanguissante, le soleil flamboyant dans le ciel représentaient une calamité qui les clouait au lit avec des migraines effroyables et de fortes hémorragies ; de ceux pour qui, en d’autres termes, le froid n’était pas un Mal insupportable observé sous le rempart des poêles incandescents mais un agent naturel de la vie, de ceux qui renaissaient lorsque le gel s’installait enfin, que le vent polaire arrivait, car l’hiver éclaircissait leurs horizons, tempérait leurs incontrôlables pulsions, remettait de l’ordre dans la masse confuse de leurs pensées dissolues sous les chaleurs estivales (...)