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Critiques de Nadine Ribault (11)
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Les Ardents

Que j'aime lorsque la littérature revêt les atours de légende médiévale !

Surtout lorsque le talent de l'auteur en convoque tous les codes et figures attendus dans une partition moderne et personnelle. Nadine Ribault s'est inspirée d'une légende belge catholique du XIème siècle née d'un drame païen.



Et il est bien là, ce Moyen-Âge , sous toutes ses facettes, tour à tour poétique, grotesque, sanguinaire, empreint de magie et merveilleux, empli de sorcellerie et superstitions, peuplé de personnages extraordinaires haut en couleurs : Isentraud, la cruelle châtelaine qui fait régner la terreur sur sa seigneurie de Gisphild en Flandres maritimes ; Arbogast, son fils, veule et violent, sous la coupe de sa terrible mère qui le pousse à répudier et reclure sa toute jeune épouse ; Goda, l'épouse pure rejetée, dont le martyre confine à la sainteté ; le chevalier Bruny, loyal et fidèle à son maitre et ami Arbogast, mais bousculée dans ses certitudes par une passion qui décille ses yeux ; Abrielle, l'amoureuse de Bruny, femme libre et puissante, magicienne, sorcière, fée des bois, on ne sait plus mais elle éclaire tout le récit et on sent très vite que c'est elle qui accélérera les événements à venir ; son mentor, Baudime, l'ermite malade qui fait office de sage.



Comme une malédiction, le mal des Ardents s'abat sur Gisphild, suivi d'un autre fléau, la guerre. le mal des Ardents ou ergotisme, appelé aussi feu de saint Antoine, se développe : la gangrène des extrémités démembre les malades qui sont dévorés de la sensation d'intenses brûlures. Cela donne lieu à des descriptions tout à fait saisissantes, comme lors de ce charivari au cours duquel les Ardents sont comme pris de folie, de frénésie, crient, s'accouplent comme ils peuvent avec leur infirmité, souffrent et meurent.



L'énorme point fort de ce roman, au-delà de tout cet imaginaire médiéval convoqué, c'est la langue, absolument magnifique, qui interpelle dès les premières lignes et demande un effort pour s'adapter à son phrasé et son rythme, avec au bout un bonheur de lecteur intense : une prose très travaillée, aux phrases amples, longues, mélodieuses, utilisant un vocabulaire soutenu, souvent très lyrique, souvent éminemment poétiques. Chaque ligne éveille la sensorialité du lecteur et l'immerge puissamment, laissant à voir, sentir, entendre, goûter, toucher ce récit incarné par des personnages tous forts et une nature magnifiée, métaphore des tourments et vices humains :



« Un vent lugubre hurlait et de longues cordelles de brouillard couchaient, nuit et jour, dans les fossés, au pied du château. Cet hiver prenait les allures d'une fin et transperçait les êtres de sa violence tandis que la mer, à ce point grondante, luttant du pied de ses vagues contre le gel qui la voulait prendre, donnait l'impression que, sous peu, elle bondirait par-dessus les dunes et viendrait se blottir dans la lande, croyant ainsi échapper au froid. »



La réflexion est également stimulée, notamment par la police d'écriture qui met en lumière certains mots en les mettant en italiques, attirant ainsi l'attention sur ce qu'il représente : dérives du pouvoir, résistance, passage à l'acte quasi révolutionnaire, peur de l'autre, Amour avec une majuscule, autant de thèmes forts qui surgissent derrière le tableau médiéval.



La construction avance par tableaux, un peu comme dans Gaspard de la Nuit de Aloysius Bertrand, des ellipses, des parenthèses et puis le retour aux événements, jusqu'à un dénouement très beau qui laisse une nouvelle fois l'imagination s'envoler.



Un très beau texte, porté par une prose incandescente.



PS : très belle couverture, un photomontage réalisé l'auteure, avec le château "cathare" de Peyrepertuse, de mon Aude natale !
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Les Ardents

Fin du XIème siècle, dans la région des Flandres maritimes, une femme à la poigne de fer, règne sur le château de Gisphild. Isentraud est son nom : elle n'hésite pas à employer tous les moyens, torture et mise à mort comprises, pour que son domaine garde sa splendeur. Mais ce qu'elle veut surtout c'est régner en maîtresse absolue de son domaine.....



"Au squelette d'autrui, Isentraud, dame de Gisphild, être sans pitié, aiguisait ses canines. Au cœur faible, elle opposait le mur de son mépris. A l'esprit retors, elle réservait la torture puis une cellule sombre jusqu'à ce que mort s'ensuive. Au fauteur de troubles, elle désignait la place publique où le spectacle d'une pendaison ou d'une roue rappelait l'intérêt et suscitait le goût de la soumission.(p9)"



Même son fils Arbogast plie sous ses injonctions : il est contraint d'enfermer et d'affamer sa jeune femme, Goda, pour répondre aux attentes de sa mère qui se veut être seule femme influente dans le royaume. Autour d'eux gravitent Sire Bruni, l'ami d'Arbogast, vaillant chevalier qui va s'éprendre d'Abrielle, une jeune femme savante en plantes et connaissances de la nature. Mais Goda est bonne et va s'attirer, par ses bontés, la sympathie du peuple et cela Isentraud ne peut le supporter.



Confrontation entre le pouvoir de la bonté et celui de la peur, Isentraud n'aura de cesse d'éliminer sa rivale, celle-ci ayant trouvé en Abrielle une amie et alliée. Chacun aura des choix à faire,  mais la révolte gronde car plane également dans le pays un autre mal, celui des Ardents, rongeant âmes et corps, emportant les plus faibles.



"Ceux qui avaient attrapé cette maladie, un beau matin, sombraient dans la mélancolie et l'accablement. Ils voyaient la première tache sur un membre qui s'étendait, noirâtre, brûlante et puante. Ils cessaient de sentir le bout de leurs doigts et entendaient des voix. La gangrène s'installait. Ils sentaient la chaleur les cuire et l'étisie s'annonçant, leur peau commençait à partir. (p92)"



A la manière d'une légende moyenâgeuse, Nadine Ribault nous conte une histoire d'amour, d'amitié, de pouvoir et de guerre où les êtres comme les corps s'enflamment, se détruisent et se mêlent à la nature omniprésente tout au long du récit.



"(...) tu négliges aussi qu'être au pouvoir, c'est veiller à un si subtil équilibre qu'un grain de poussière suffit à le rompre. Il n'est pas facile de régner. Il faut surveiller, espionner, douter de tous et tuer et tuer encore. Voir mourir satisfait mon œil le plus souvent, mais il arrive , parfois, que devoir tuer soit fatigant. Or, on ne peut régner sans tuer. Ta révolte n'entraînera pas ce que tu crois, certainement pas la fin de qui tu crois, mais d'autres, plus proches, indispensables (p188)"



Avec une écriture très poétique, riche en détails, l'auteure évoque et mêle ce qui ronge un pays et les âmes humaines. Les phrases sont parfois longues, énumérant un à un les éléments qui peuplent les alentours, c'est parfois déroutant, parfois sidérant de poésie :



"Au loin, le long corps de la mer brillait d'un flot de soleil couchant, métallique, aveuglant et devant de soleil qui penchait de fatigue, des barques effleuraient l'eau de leurs coques ventrues. Une jonchée d'oiseaux s'envolait. Vague par vague, au jusant, la mer s'épluchait et les euphorbes que cueillait parfois la jeune fille dans les dunes, fleurissaient.(p190)"



mais elles "collent" parfaitement au récit m'évoquant parfois les chansons de gestes colportées de village en village par les troubadours.



C'est une histoire d'hommes mais aussi et surtout des femmes, de leurs pouvoirs et leurs sacrifices, leur force mais aussi leur douleur :



"Bienheureuse en effet, celle qui a eu faim, soif, celle que l'on a fait souffrir, bienheureuse, oui, celle qui a crevé et caché son tourment, ses larmes, sa douleur pour éviter à autrui certains désagréments.(...)Car, si vous voulez le savoir, notre jeune dame ne devrait pas être pleurée comme vous le faites, mécréants ! Vous devriez danser au pied de sa couche. Car, au lieu de se protéger, elle a œuvré à disparaître. (p151)"



Il faut se laisser porter par le flux de l'histoire de temps lointains mais facilement transposable tant elle évoque les tragédies qu'ont suscité les luttes de pouvoir, quand l'amour est impossible face à l'honneur, l'obéissance et au respect des convictions, avec ici et là des scènes qui m'ont fait pensé à une sorte de comedia del arte avec le personnage de Inis, sorte de bouffon des bois.



Il m'a fallu un peu de temps pour accepter l'univers, le rythme des mots, peu habituée à ce style d'écriture et de récit mais j'y ai pris plaisir. Je n'ai eu ensuite aucun mal à m'immerger dans ce terrible pays où vous êtes face à des menaces de toutes sortes  mais où la nature et les éléments jouent un rôle important.



Définition du Mal des Ardents : "Le Feu-Saint-Antoine, le Feu Sacré ou le Mal des Ardents , noms divers donnés à des épidémies dûes à l'ingestion, le plus souvent en temps de disette, de farines contaminées par l'ergot du seigle. ... C'est un toxique responsable au cours des temps de nombreuses épidémies.


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Les Ardents

Ardents un peu ardu, mais dieu que c'est beau.



Laissez-vous emporter dans un monde quasi onirique, cauchemardesque où le monde s'envase, s'enlace, s'embrasse, s'embarrasse.

Lâchez prise : le château s'enfonce, les entrailles s'embrasent.

Embarquez dans ce conte pour adulte où la méchante reine martyrise la gentille bru. Où le berger s'égare entre les filles séductrices. Où l'amitié, l'amour et la mort dansent au clair de lune dans un paysage fait de brume, d'eau, de forêts sombres et de landes songeuses et spongieuses.



Manque-t-il une jolie morale comme on les aime ? Oui. Mais les rêves sont parfois sans début ni fin...



Alors faut-il le lire ? Oui. Il y a un côté sombre à la Henrik Ibsen dans ce roman, avec les personnages accrochés à leur malheur comme à une bouée de sauvetage.
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Carnets de la côte d'Opale

une très jolie et poétique balade le long de la cote d'opale
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Les Ardents

Un lyrisme incandescent pour saisir, en des phrases sinueuses et imagées, la luxuriance d'une magie où l'inextricable enjoint à l'inexplicable, où la poésie dessine une pratique de la ferveur et de l'ardeur. Dans un style habité et fiévreux, Nadine Ribault capture le lecteur dans un conte du Moyen-Âge, dans une période de sombres enchantements, de maladies malignes, de passions destructrices. Les ardents ou la brûlure de l'existence.
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Les Ardents

La langue riche et travaillée de Nadine Ribault, portée par un souffle poétique qui traverse tout le roman, transporte le lecteur à l’époque médiévale. [...] Saison après saison, l’autrice en propose de saisissantes descriptions, lui donnant un caractère aussi mystérieux que fascinant.
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Les Ardents

Etrange, beau, dans cet entre monde puissamment légendaire, ce récit fantastique est atypique. Nous sommes en plongée dans un Xième siècle où les êtres sont courbés tel le roseau sous le vent dans une ambiance de conte toute de dualité. Les croyances, les diktats sont un copier-coller d’un XXIème siècle empreint d’un racisme latent pour l’étranger (ère). L’incipit : « L’hiver avait détérioré le château de Gisphild. » dévoile le devenir d’une trame aérienne, solaire et donnante. L’écriture est un honneur car souveraine. On ressent d’emblée par le brillant du style la teneur ésotérique d’un conte à plusieurs lectures. L’ambiance est sombre, voire ténébreuse, le lecteur apprécie ce temps de replis dans une histoire dont l’atmosphère est dévoilée à l’extrême. On est dans le centre du sujet, en écoute des mots de l’auteure, dans la langueur des pages qui se tournent en délectation. Ici tout est magie, mystères, drames. Captivante et surprenante mêlant les frissons, les craintes, les espoirs, les surprises, les rebondissements. Le summum est là. Les Flandres deviennent la chevelure de Goda répudiée par son mari Arbogast, étrangère, indésirable aux Flandres, à l’espace des Ardents, isolée, en proie aux loups métaphoriques dont les mâchoires sont de haine et de fiel. On déteste Isendraud femme altière, dévoreuse de beauté, cruelle et mesquine, belle-mère de la belle Goda. Goda la lumineuse, la pure l’emblématique, celle par qui l’entrelac de la sérénité s’épanche et s’agrandit dans cette osmose de pureté et de paix. Goda et sa voix perlée de bonté et de magnanimité. « Que ma maison vous soit un asile. » On aime les prévenants, les veilleurs, ceux qui savent, tel sire Bruny. L’ampleur magnifiée d’une histoire qui semble née depuis des millénaires. Dans cet espace d’une littérature aboutie, Goda la métaphorique remporte la palme. Les Ardents vont se venger. Ces maîtres vont détruire cette région des Flandres, le maléfique parabolique va advenir. Cette légende est une habile mise en garde. « Apprendre à toujours se méfier » comme le disait Prosper Mérimée. On ne peut refermer « Les Ardents » sans quitter des yeux Goda. Nadine Ribault est une conteuse, une éveillée, une donnante. « Les Ardents » est à lire au coin du feu, à l’orée d’une forêt, dans le sombre d’une nuit tempétueuse. C’est un grand livre, une épopée imaginaire mais pas que. Subtil, intuitif, « Les Ardents » est ce que le jour doit à la nuit. Publié par Les majeures Editions « Le Mot et le Reste » .
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Les Ardents

2 histoires qui se retrouvent dans un roman.

D'abord un fait réel, le mal des ardents, appelé aussi feu de saint Antoine, feu de saint Martial, peste de feu, feu sacré, feu d'enfer et dorénavant appelé « Ergotisme ». Les personnes atteintes de cette maladie étaient victimes de gangrène et pouvaient en mourir. Ils ressentaient un feu immense en eux, d'où le nom « feu des ardents ». Dans le roman, les villageois sont petits à petits atteints par cette maladie.

L'autre histoire, tourne autour des personnages de ce romans, la dame de Gisphild, Isentraud, Goda, Abrielle, Arbogast et Bruny. J'ai trouvé ces personnages sans vie, qui n'ont pas essayé de changer le destin des autres ou d'eux-mêmes. Je n'ai pas réussi à les apprécier ou à les détester et c'est bien la 1ère fois que cela m'arrive.

Quand j'ai fini de lire le livre, j'ai trouvé qu'il manquait une fin. En le lisant, il m'a donné l'impression d'avoir manqué le début et de ne pas avoir assisté à la fin.

Si j'ai été jusqu'au bout du roman, c'est parce que je me disais que l'intérêt du roman n'allait pas tarder à se montrer, mais rien n'a réussi à me faire changer d'avis.

Ce roman n'a pas eu d'effet sur moi, mais il en faut pour tous les goûts et je suis certaine que d'autres lecteurs trouveront certainement un intérêt à l'histoire et l'apprécieront à sa juste valeur.
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Les Ardents

Un grand merci tout d'abord à Babelio et aux éditions Le mot et le Reste, pour la Masse Critique qui m'a permis de découvrir ce livre. C'est le premier ouvrage de cette auteure que je lis avec d'autant plus de curiosité qu'elle a élu domicile sur la Côte d'Opale, où je réside. L'histoire se déroule justement tout au nord de la Côte d'Opale, en Flandre maritime, dans un lieu que je suppose fictif, le château de Gisphild. Il est régi par l'intraitable et froide Isentraud. Son fils Arbogast a épousé Goda, une jeune femme étrangère puisqu'issue de Wierre-Effroy, aux environs de Boulogne-sur-Mer. Pour cette raison, Isentraud la déteste et enjoint son fils à la laisser vivre à l'écart, dans une petite ferme, avec à peine de quoi manger. Parallèlement, le terrible mal des Ardents ou "feu de Saint-Antoine", connu aujourd'hui sous le nom d'ergotisme, se répand sur le territoire de Gisphild. Le nombre de malades et de pauvres augmente et la douce Goda attire la sympathie de plus en plus de ces malheureux. Elle compte également pour amis la belle Abrielle, guérisseuse élevée par le vieux Baudime l'Ardent, rongé par la maladie. Le chevalier Bruny, alter ego d'Arbogast depuis l'enfance, épris d'Abrielle, va également rejoindre le groupe de ses soutiens, au risque de déclencher un conflit avec Arbogast...

Ce roman m'a laissé un sentiment partagé. Sa richesse tient notamment à ses descriptions, qui sont apparemment très présentes chez cette auteure. Les personnages, lieux, tableaux formés par certaines scènes, y sont abondamment décrits, nous emmenant souvent aux frontières de la poésie. Si je ne suis pas adepte des très longues phrases descriptives, je me suis tout de même laissé emporter et immerger dans un monde parfois onirique. Cet ouvrage m'a parfois rappelé le fabuleux "Du domaine des murmures" de Carole Martinez. Je suis par contre un peu restée sur ma faim quant à l'intrigue elle-même, qui m'a semblé un peu légère voire inaboutie. Il faut plus voir dans ce livre l'évocation d'un moment, presque une légende, plutôt qu'une histoire à proprement parler. Heureuse en tout cas de cette découverte.
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Les Ardents

Les ardents est un roman flamboyant. Nadine Ribault y décrit dans des phrases intenses les tourments et les désirs de trois femmes fortes. Dans la Flandre du XIe siècle, aux points de rencontre entre terre, mer et ciel, leur affrontement vaut pour toute une population atteinte d’un mal qui brûle de l’intérieur les corps et les âmes et les brise comme du bois sec.



Le château de Gisphild n’est qu’une tour de bois posée sur sa motte féodale. Soumis aux vents marins, au sel et au gel, il pourrit sur place, comme tout ce qui vit aux alentours, et ne continue à se dresser que par la volonté de sa châtelaine. Aussi sombre et âpre que le pays, dotée d’un fils, Arbogast, rude guerroyeur, mais lunatique, sujet à des fureurs de sauvage et à d’« étranges absences », renfermée dans sa place forte qu’elle arpente, Isentraud ne vit que pour son fief et son pouvoir, pour ce domaine qu’elle scrute de ses remparts et qu’elle maintient en dépit de tout et de tous, par la peur.



L’autorité d’Isentraud va s’éprouver à l’aune de deux autres femmes, dont la puissance, d’apparence moindre, prend davantage de détours pour se manifester. Goda vient du Sud, du comté de Boulogne, plus civilisé. « Romaine », douce et charitable aux malheureux, digne quelles que soient les avanies que lui fait subir Isentraud, résistant par son silence, Goda correspond aux valeurs chrétiennes et seigneuriales de la dame idéale. Car Arbogast, d’un voyage « au milieu des collines du Boulonnais, qui tant différaient, charmeuses, enjôleuses et souriantes, de son propre pays des Flandres maritimes », a ramené cette jeune épouse, avec ce « qu’elle lovait en son sein de beauté, d’intelligence, d’éclat, de patience, d’affabilité, de rareté ». Instantanément, la maîtresse de Gisphid la hait et détourne d’elle son faible fils. Recluse, affamée, Goda montre les vertus d’une sainte et gagne ainsi les cœurs, accomplissant ce qu’Isentraud redoutait : saper son pouvoir.



Enfin, dans la forêt et le marais proches, court Abrielle. Orpheline, ni noble, ni servile, n’appartenant à aucun milieu et à tous, au fait des secrets de la nature, sorcière et guérisseuse, elle est libre comme les terres qu’elle parcourt, rétives à la rigidité féodale.



À côté de ces femmes, les hommes ont moins de force. Sire Bruny, vassal et frère d’armes d’Arbogast, a bien du mal à se montrer à la hauteur de ses devoirs chevaleresques. Il a au moins le mérite d’essayer. Quant à Inis, le jeune chevrier, ses grâces et ses petitesses sont celles d’une humanité moyenne, loin des prétentions de grandeur de l’aristocratie.



Les désirs qui tourmentent ces personnages les surprennent eux-mêmes. L’écriture de Nadine Ribault en exprime la complexité et l’opacité en nous les faisant découvrir en même temps qu’au personnage. Pour dévoiler la rage des sentiments, elle montre comment êtres et domaine s’influencent sans cesse dans ce pays de confins où se brouillent l’eau et la terre, le marais et la dune, la forêt et la lande. Les émotions y stagnent, mûrissent, fermentent, avant de surgir quelquefois comme un feu de paille, trompant même ceux qui les éprouvent, quelquefois comme un incendie. Les personnages hésitent, décident trop tard ou trop vite. Bruny s’épuise à concilier ses allégeances contradictoires envers sa suzeraine Isentraud, Goda, la dame bafouée, et Abrielle, la fée dont il est amoureux. Abrielle qui le repousse avant de l’attirer soudain à elle. Et inversement.



Dans ce pays peu domestiqué, humide, où tout se gâte, une maladie terrible frappe comme une malédiction : le Mal des Ardents. Entre documentaire et allégorie, le roman nous décrit ses effets hallucinés : feu intérieur, brûlure et froid, peine, folie, gangrène sèche noircissant, durcissant et enfin cassant d’un seul coup les extrémités. Puis les membres entiers. Pour remercier Dieu, ou pour l’implorer, les jambes tombées iront garnir les chapelles en manière d’ex-voto.



Cette maladie historique, causée par l’infection du seigle par un champignon, l’ergot, progresse chez Baudime l’Ardent. Exilé dans la forêt, il ressemble d’abord à un sage ou à un ermite, conseillant Abrielle, la maudissant pour ses foucades. Il a vécu, a voulu voir le monde, a voyagé, et en a conclu « ceci : ce ne sont pas nos idéaux qui doivent voler en éclats, ce sont les têtes des bourreaux ».



Mais le feu gagne Baudime, qui sombre dans le délire : « L’état de Baudime empira. […] De nouveau, il entendit ses voix et ses voix lui disaient que la vie était invivable, le monde une insupportable affaire, qu’il était urgent de cisailler les longues dents qui poussaient, ces derniers temps, aux rapaces de tout acabit, qu’il fallait condamner les vœux de chasteté, que la liberté de choix prévalait. Il demandait alors à ses voix de répéter et ses voix répétaient strictement la même chose ». Ce n’est pas seulement le délire de Baudime. Goda, la fille d’un comte, la sainte héroïque, envoie promener le prêtre, et Abrielle, l’élève de l’Ardent, tire l’enseignement qui s’impose : « le prince, le père et l’évêque ne sont pas aptes à défendre ceux qui souffrent à moins d’y être acculés par le peuple ».



À mesure que l’hiver gèle Gisphis, les Ardents se multiplient dans les bois : « La famine répandit son venin. Les gens mangèrent n’importe quoi ». Malgré les soins d’Abrielle, infirmière dressée de toute sa liberté contre la maladie, « tout allait de travers et tout à reculons », le Mal s’étend, les douleurs augmentent. Dans ce pays pluvieux, humide, spongieux, le feu invisible dévore les corps et les âmes : « Ainsi, la matière à présent s’en allait, la chair même du domaine, sa consistance, sa matière chaude et concrète ». La châtelaine autoritaire retranchée dans sa forteresse a conduit son peuple au malheur, La dame charitable et exemplaire ne l’a pas sauvé. Seule la sauvageonne indocile apporte un réconfort. À la fin, au sortir de l’adolescence, restent Abrielle et Inis, la fille des bois et l’imparfait chevrier. La vie.



Il est difficile de dire tous les bonheurs d’écriture des Ardents, toutes les images qui condensent la pensée et les émotions, les représentent dans leurs hésitations, et dans leur jaillissement : quand, après mille précautions, on brûle ses vaisseaux. Ces personnages songeurs, perdus en eux-mêmes, irrésolus ou colériques, consumés de l’intérieur, nous ressemblent par leurs questionnements. Et tant mieux, parce qu’ils sont magnifiques.
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Les Sanctuaires de l'abîme : Chronique du désas..

Cela fait longtemps que la catastrophe du 11 mars 2011 ne fait plus la une des chaînes d’infos et des journaux, sauf à la date anniversaire, et Nadine et Thierry Ribault écrivaient déjà en 2012, qu’elle avait « le caractère abstrait d’un évènement historique ». Juste un fait historique. Un de plus.

Pourtant, l’enfer nucléaire continue. Le 13 avril dernier, le gouvernement japonais annonçait sa décision concernant la gestion des eaux contaminées qui s’accumulent : elles seront bientôt rejetées dans l’océan.



C’est une bonne raison de se (re)plonger dans la lecture de ce livre revigorant paru un an après la catastrophe, dont le titre reprenant des mots du poète Friedrich Hölderlin, les sanctuaires de l’abîme, tristement toujours d’actualité : « nul ne veillera les défunts sous peine de succomber », car rien sur place n’est résolu comme on voudrait le faire croire.



Cette énergie nucléaire, hydre à deux faces, atome de guerre et atome de paix – comme le disait sans rire l’américain Eisenhower - est le pur produit de la société que nous avons créée. D’abord, incident, puis accident, la catastrophe du 11 mars 2011 recevra le 1er avril 2011 son nom officiel : le Grand séisme de l’Est du Japon.



Nadine et Thierry Ribault rappellent plusieurs faits que je ne développerais pas : la gestion qui se met en place dans les premiers jours (on tait les infos par peur de la panique, par peur de voir partir des habitants dont il faudrait s’occuper) ; les liens du monde nucléaire avec les yakuzas ; une catastrophe est un terrain d’expérimentation car les affaires restent les affaires ; ou encore, la propagande de l’industrie nucléaire et son négationnisme !



Je vais juste insister sur deux points.

1. Ce que pointent les auteurs, c’est l’auto-persuasion récurrente. On parle pour ceux qui sont intervenus pour réparer et gérer ce qui pouvait encore l’être, « de loyauté, de sacrifice, de dévouement et d’héroïsme… Le mythe est forgé de toutes pièces dans le cadre de la gestion publique du dévouement individuel ». Pourtant les « héros » sont bien démunis, tant cette main d’œuvre est peu qualifiée et peu exigeante en matière de conditions de travail (ce dont ont bien profité les opérateurs d’électricité avec la complicité des yakuzas fournisseurs de services).



De même, « les habitants sont désorientés, paniqués et incapable d’envisager une évacuation pourtant vitale ». Dans cette région l’entreprise Tepco s’est toujours occupée de tout, et les gens s’y étant tellement habitués, n’aspirent qu’à retrouver leur vie d’avant ; les autorités japonaises n’auront de cesse de faire croire à une feuille de route (de gestion de la catastrophe), comme si cette gestion était possible !



Les auteurs interrogent et ironisent sur la volonté de ne pas montrer les cadavres : « peut-être cette éclipse dans les ruines avait-elle pour utilité d’éluder l’association d’idées avec les effets de la radioactivité, qui doit rester aussi abstraite qu’elle est invisible. Mieux vaut exhiber des tableaux de désolation n’abritant ni vivants ni morts, des « non-lieux » comme en rêvent les amateurs de surmodernité ou, mieux encore, des lieux de mémoire ». C’est en fait une fausse harmonie, une fausse symbiose, que celle louée par les japonais. On verra ce qu’elle donnera, le rejet et l’ostracisme dont sont victimes les déplacés de la catastrophe !



Les auteurs vous l’aurez compris n’aiment guère les clichés et les réductions permettant aussi aux médias occidentaux d’appréhender cette catastrophe, avec la grille de lecture habituelle faites de poncifs sur ce que seraient le Japon et le comportement de ses habitant-es. Beaucoup de commentateurs n'utilisent que des stéréotypes pour éclairer cette tragédie. Pour les auteurs, en appeler constamment à l’impermanence, à la fragilité de l’existence n’est « qu’un consentement à l’ordre des choses ». Rebondir, remonter la pente, avec dignité, espoir sont des mots entendus et qui font sourire, et même rire. Le Japon est désenchanté, une société vide de sens et qui traverse une crise morale : «le système japonais qui cherche la croissance illimitée ne respecte pas les droits de la personne et il se moque éperdument de la planète. Le pouvoir est entre les mains de menteurs incompétents et irresponsables » (propos de l’historienne Miho Matsunuma citée par les auteurs).



2. Ce que montre en parallèle les auteurs, c’est d’un côté la gestion étatique et de l’autre la mobilisation de la société civile à travers de nombreuses initiatives car les habitants ont vite compris – ou savaient déjà - que : « le gouvernement ne fait pas ce qu’il doit faire, nous allons donc le faire nous-mêmes ».



Ainsi, le projet 47, en référence aux 47 départements du Japon, qui réunit des fonds pour organiser l’évacuation des sinistrés et acheter des appareils de mesure. L’objectif étant l’auto-évacuation. L’état se garde bien d’inciter les gens à évacuer des zones dangereuses (il a même rouvert les écoles !), alors qu’ils le fassent d’eux-mêmes : « il nous faut maintenant faire face au simple énoncé des faits, nous organiser et prendre nos propres décisions » (Wataru Iwata parti aider sur place dès les débits de la catastrophe).



Mais, très vite, face à cette contre-expertise civile, il y a une bataille de la mesure et de l’information : pour les autorités, contrôler les données de connexion à internet, et bâillonner. Mais cette « restriction volontaire » de la parole que dénonce un citoyen venu aider sur place, existe aussi sans arsenal juridique : dans cette région rurale touchée par le séisme, les habitants se sont habitués à l’aide des opérateurs comme Tepco. On s’habitue à tout, même à se taire.



Mais tous les japonais-es ne se taisent pas, et ils descendront longtemps dans la rue pour le dire, pour ce qui sera l’un des plus grands rassemblement anti-nucléaires du Japon. « Seules les manifestations contre les bases américaines d’Okinawa avaient atteint une telle ampleur dans un passé récent ».

Les rapprochements qu’opèrent les auteurs avec la tradition des ikki (communautés à l’adhésion volontaire et au fonctionnement non hiérarchique) sont plus qu’intéressants, et montrent, à côté par exemple des mouvements luttant contre la pauvreté, qu’il existe au Japon, loin d’être connu pour cela, des actions de transformation du système social.
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