On avance dans la forêt des routines et petit à petit, sans même s’en apercevoir, on se déleste de l’essentiel. Ne restent que la marche en avant, le bruissement du quotidien et les paresseux divertissements qui nous masquent l’angoisse de la mort.
Le travail de sape de l’oubli a détruit les liens plus sûrement qu’une grande tragédie.
Le monde oscille en permanence entre le bien et le mal, un balancement maléfique dont les êtres humains ne sortent pas vainqueurs, ballottés qu’ils sont dans une danse désordonnée où les frères ennemis se disputent sans cesse la possession du monde et de l’esprit des hommes. Et au milieu de cette lutte sans fin, les pauvres humains, marionnettes qui hésitent et tatonnent, suspendues entre les ténèbres et la lumière, l’ordre et le désordre, tic-tac, tic-tac, tic-tac…
Elle s'avança, frissonnant de dégoût, trouva une branche noire et gluante et la traîna derrière elle jusqu'à ce qu'elle arrive à la fin de la promenade. Elle contempla la trace dans le sable pour sentir la réalité de ce qu'elle venait de vivre et la force de la souillure. (p203)
Jamais une forêt européenne ne pourrait rendre une symphonie pareille, les Blancs parlent de cacophonie parce qu’ils ne comprennent pas. C’était de la magie, des cris d’oiseaux plus mélodieux et plus bruyants les uns que les autres, et les animaux qui s’appelaient , qui chantaient la joie d’exister. Si longtemps après j’éprouve encore une poignante nostalgie : tous les matins vers neuf heures, c’était le premier matin du monde et la découverte des herbes du paradis.
On avance dans la forêt des routines et petit à petit, sans même s'en apercevoir, on se déleste de l'essentiel. Ne restent que la marche en avant, le bruissement du quotidien et les paresseux divertissements qui nous masquent l'angoisse de la mort. "Où que votre vie finisse, elle y est toute" constatait Montaigne. (p38)
Me serais-je trompé ? Et s’il n’y avait rien, que les ténèbres épaisses, une voûte d’étoiles mortes, un silence d’âmes disparues incapables de se rejoindre ?
Et si je m’étais trompé ?
Toute ma vie j’ai cherché Dieu, je l’ai trouvé, souvent, mais aussi le vide, l’attente désespérée d’un signe, et s’il n’y avait rien ? Moi le petit prêtre têtu, le paysan sans terre, avec mes interrogations, mes doutes, mes remords. Cette difficulté à dompter mon corps et les élans de mon âme, si tout cela avait été vain ? Où trouver les ressources pour mourir comme je voudrais, avec l’illumination, Dieu dans mon âme, sa lumière, son amour ? La dignité et le don de soi sont évidents, on ne peut pas parler d’héroïsme, nous en sommes tous là. Couloir sombre, torture, mains qui frappent, brûlent, fracassent et enfin le trou noir. Nous l’acceptons, croyants ou athées, ouvriers communistes ou grands bourgeois. Cette mort-là, je sais que je serai à la hauteur. Mais Dieu ? Où est-il en ce moment, ce Dieu de lumière et d’amour à qui j’ai donné ma vie depuis que je suis tout petit ?
Où es-tu ? Montre-toi si tu existes !
L’attente de la torture, l’appréhension qui grandit au fur et à mesure que mes forces s’épuisent : et si, cette fois, je parlais ? Je suis tellement fatigué de toujours soutenir les autres ! Ma seule force, c’est ma foi, c’est elle qui me porte, me donne la joie nécessaire pour soutenir ceux qui m’entourent.
Mais ma foi vacille, Seigneur, aide-moi ! Montre-toi, un signe, un simple signe, par pitié !
Je sens autour de moi une vague de compassion, une force d’amour qui me redresse, desserre un peu l’étau d’angoisse et de doute.
Mes compagnons.
Leur amitié douloureuse me porte, m’entoure, m’isole.
Seigneur, comme c’est difficile !
Pourquoi ne m’as-tu pas pris en même temps que mes compagnons, il y a un mois, Dieu d’amour et de miséricorde, au moment de mourir, le soleil, le ciel de juin, au milieu de mes compagnons dans un si beau jour ! ?
Tu m’as laissé seul.
Le vide dans ma tête.
Où es-tu, toi à qui j’ai consacré ma vie ?
Je vais mourir, je l’ai si souvent désiré, pourquoi cette angoisse qui me broie la poitrine ?
J’aime la vie, et je veux mourir !
- Arrête, Louis, s’il te plaît, arrête…
Albert ne sait plus quoi faire pour sortir Louis de cet état…
- Ne t’approche pas de moi, j’aurais dû mourir, j’aurais dû partir avec les autres ! je porte la mort, tu entends, je porte la mort !
Et cela résonne dans sa tête, « traitement de faveur ».
- Seigneur, prends pitié !
Cette manière d’exorciser nos angoisses grâce à un clavier d’ordinateur réunissait nos deux solitudes dans la nuit.
Les mots qui naissent sur l’écran quand tout le monde dort, quand seules quelques personnes veillent dans l’obscurité et le silence, induisent intimité profonde et confidences.
Il faisait partie de ces amis indéfectibles malgré l’éloignement et les aléas de la vie, une de ces personnes que nous n’aurions jamais croisées à l’âge adulte tant on a peu de choses en commun, mais qui nous sont absolument nécessaires.
Elle prend la main de la petite qui résiste un peu puis s'abandonne, tournoie avec sa mère, ondule des mains, et rit enfin. Ce n'est plus une danse traditionnelle indienne, juste la chorégraphie informelle d'une mère et de sa fille, un message d'amour.
Tout le monde attend, l’âme vague ou tremblante de désir, l’âme à la pluie ou à la profusion des fleurs. Tout le monde attend.
Tels sont le pouvoir et la frustration des vrais conteurs : ils font naître chez ceux qui les écoutent des rêves encore plus forts que les leurs, et créent des mondes auxquels ils n’ont pas accès.
Il n’est jamais trop tard pour se créer une autre vie ; elle n’a pas besoin d’être heureuse, quand on a pas l’habitude c’est difficile d’inventer le bonheur, mais il faut qu’elle fasse rêver, qu’elle dilate l’espace et le temps pour offrir un intervalle de liberté.
Magie de la littérature, de caractères imaginés parfois des siècles plus tôt : le coeur s’émeut, le corps s’éveille, l’imagination s’emballe et les histoires naissent, plus vraies que la vie.
Parfois l’attente des autres est plus forte que votre propre désir, vous leur donnez le récit qu’ils ont envie d’entendre, phrase après phrase vous reconstruisez votre vie, leur tristesse prend le pas sur votre envie de vivre, vos mots leur procurent ce dont ils ont besoin, les rassurent, vous écrasent.
Les pensionnaires n’avaient pas besoin de passion ou d’érotisme, enfin pas tout de suite, ils voulaient entrer dans la douceur de l’air et la tristesse diffuse de ce soir d’avril, entrer dans un ailleurs où ils oublieraient qu’ils étaient vieux et que le printemps n’était plus pour eux.
Quelles que soient la souffrance ou l’oppression, ouvrir la fenêtre et retrouver l’horizon, observer le ciel et les arbres, se sentir partie de l’ensemble. Cela avait été sa vie et son voyage.