En général, je ne crois pas en la destinée, mais alors que je lisais la lettre de tante Katherine le dessin de ce qu’aurait été ma vie m’apparut soudain clairement. Doris et moi — les deux autour de la trentaine — nous étions encore trop jeunes pour devenir de vieilles dames seules. Il me semblait que notre route était toute tracée : nous étions faites pour vivre avec tante Katherine, sous l’œil sévère de laquelle nous deviendrions deux apprenties vieilles filles.
L’instant d’après, elle sortait d’un placard une bouteille contenant je ne sais quel liquide vert qu’elle versa dans deux petits verres couleur rubis. Elle porta le sien à ses lèvres et le vida d’un trait en gardant les yeux longuement fermés. Cette façon de se délecter me faisait l’effet d’une révélation. Moi, il me fallait rester un long moment le verre à la main, comme redoutant la première gorgée car je savais qu’après il ne resterait rien de ce breuvage émeraude qui sentait la menthe, l’odeur de ma mère.
Un seul regard dans sa direction suffisait pour comprendre — cette façon qu’il avait de nager dans ses vêtements comme s’ils étaient ceux de quelqu’un d’autre. Pourtant, il y a toujours quelque chose que vous ignorez, même à propos de ceux que vous aimez, et cette nuit-là j’avais le sentiment que ce n’était pas à mon père que je parlais, mais à la personne qu’il nous avait toujours tenue cachée, et, qui sait, cet homme-là était peut-être rongé par le tour qu’avaient pris certains événements de sa vie.
Même lorsque j’étais enfant, je me voyais déjà devenir une petite vieille seule — probablement parce que la vie de maman ne me semblait pas une vie agréable. Sa vie, c’était être assise devant la machine à coudre pour terminer un ourlet le plus vite possible, se lever d’un bond et courir à la cuisine où la marmite débordait, le couvercle caquetant comme une poule idiote, tout cela pendant que le téléphone se mettait à sonner — l’épicier réclamant que sa facture lui soit payée ou ce genre de choses.
En l’observant encore et toujours alors qu’elle se tenait dans l’encadrement de la porte, le regardant de ses yeux avides pendant qu’il lisait — ce fut elle qui m’enseigna de la sorte les joies de l’obsession. Elle était plus douée pour l’attente que pour l’amour ; même lorsque mon père était à la maison, occupant de sa présence délicate le côté habituel du canapé qui était le sien, elle semblait se languir de lui.
Partout autour de nous, ce n’étaient qu’adolescents à perte de vue — filles en bikini et garçons aux cheveux longs avec leurs planches de surf. Où étaient les familles, les vieilles dames dont le souvenir restait pour moi indissociable de nos après-midi de plage d’autrefois ? Il s’était passé quelque chose pendant toutes ces années où Doris et moi n’avions pas bougé de la maison : le monde entier avait rajeuni.